Villon, une vie sordide et marginale

Biographie de François Villon (1431-1463) :

Né de son vrai nom François Montcorbier à Paris, de parents forts humbles, il est confié au chanoine de Villon dont il prend le nom, après le décès de son père. Grâce à ce tuteur qui veut faire de lui un clerc, il fait des études brillantes à la faculté des arts de Paris. Homme du peuple, il ne fréquente pas les cours comme les autres auteurs, il est d’ailleurs l’un des rares poètes à ne pas bénéficier de protection de quelque noble que ce soit, sauf lors de son court  exile hors de Paris (Charles d’Orléans ou le prince poète). Mais sa vie reste très mouvementée, houleuse. Il fait plusieurs séjours en prison pour des vols, escroqueries, agressions physiques, que l’on met sur le compte de ses mauvaises fréquentations. D’ailleurs il écrit une bonne partie de son œuvre en détention. Il est pourtant accueillie en 1457 à la cours de Blois de Charles d’Orléans, mais il l’a quitte après avoir été réprimandé. Ses tentatives de reprendre contact avec le prince-poète en lui faisant parvenir des poèmes tels que « La ballade des proverbes » ou « La ballade des menus propos » échouent. Villon est condamné à mort plusieurs fois, notamment après le meurtre d’un prêtre. Mais à chaque fois il est gracié grâce à l’intervention de Charles d’Orléans et Louis XI qui lui évitent la potence. Il échappe encore à la pendaison en janvier 1463, mais il est condamné au bannissement (exil, expulsion de Paris). Néanmoins il vit avec la certitude d’être un jour pendu. Il n’aurait pas vécu longtemps après cet exile forcé loin de Paris en plein hiver. Il disparaît brusquement durant cette année 1463, et on ne saura jamais avec certitude comment il a fini sa vie. Une seule hypothèse reste plausible, celle de s’être réfugié dans l’anonymat dans un couvent après une vie honteuse mais aussi malheureuse. Il est en ce sens le précurseur des poètes maudits. Il n’en demeure pas moins que son œuvre est considérée comme légendaire, au point où Boileau le considère comme le père de la poésie française. Théophile Gautier, Victor Hugo, Arthur Rimbaud, Paul Verlaine et bien d’autres reconnaissent avoir été influencés par sa poésie.

Œuvre de François Villon:

On retrouve chez Villon tous les sujets qui reviennent dans la littérature médiévale : l’amour impossible ou déçu, l’injustice, la vieillesse, la mort…Ses écrits s’adressent d’abord aux pauvres gens. Les quelques tentatives à l’adresse des nobles et princes n’avaient pour but que de les séduire et dont il attendait protection comme il était courant à l’époque pour les poètes. Son œuvre nous renseigne bien sur vie, et rarement œuvre et vie auront été indissociables. Ses poèmes ont pratiquement été traduits dans toutes les langues.

Œuvres de François Villon

  • Ballade des contre vérités (1455–1456)
  • Le Lais (1457)
  • Épître à Marie d’Orléans (1458)
  • Double ballade (1458)
  • Ballade des contradictions (1458)
  • Ballade franco-latine (1458)
  • Ballade des proverbes (1458)
  • Ballade des menus propos (1458)
  • Épître à ses amis (1461)
  • Débat du cuer et du corps de Villon (1461)
  • Ballade contre les ennemis de la France (1461)
  • Requeste au prince (1461)
  • Le Testament (1461)
  • Ballade des dames du temps jadis (1458-59)
  • Ballade des seigneurs du temps jadis
  • Ballade en vieux langage françois
  • Les regrets de la belle Heaulmiere
  • Ballade de la Belle Heaulmière aux filles de joie
  • Double ballade sur le mesme propos
  • Ballade pour prier Nostre Dame
  • Ballade à s’amie
  • Lay ou rondeau
  • Ballade pour Jean Cotart
  • Ballade pour Robert d’Estouteville
  • Ballade des langues ennuieuses
  • Les Contredits de Franc Gontier
  • Ballade des femmes de Paris
  • Ballade de la Grosse Margot
  • Belle leçon aux enfants perdus
  • Ballade de bonne doctrine
  • Rondeau ou bergeronnette
  • Épitaphe
  • Rondeau
  • Ballade de conclusion
  • Ballade de bon conseil (1462)
  • Ballade de Fortune (1462)
  • Le jargon et jobellin dudit Villon (1489)
  • Ballade des pendus (1462)
  • Quatrain (1462)
  • Louanges à la cour (1463)
  • Question au clerc du guichet (1463) 

Ballade des contre vérités (1455):

Cette ballade serait destinée à son entourage ou ses amies, composés essentiellement de criminels et de voleurs bien que cultivés.

Extraits:

Il n’est soin que quand on a faim
Ne service que d’ennemi,
Ne mâcher qu’un botel de fain,
Ne fort guet que d’homme endormi,
Ne clémence que félonie,
N’assurance que de peureux,
Ne foi que d’homme qui renie,
Ne bien conseillé qu’amoureux…
 
Voulez-vous que verté vous dire ?
Il n’est jouer qu’en maladie,
Lettre vraie qu’en tragédie,
Lâche homme que chevalereux,
Orrible son que mélodie,
Ne bien conseillé qu’amoureux.

Le Lais ou Petit Testament (1457) :

Il a commencé à l’écrire en prison. Il l’achève à sa libération et après avoir commis un nouveau cambriolage. Il quitte juste après Paris par prudence, en invoquant des motifs notamment une déception amoureuse. Il fait croire dans ce poème à l’amant martyr qui doit partir parce que sa douleur est immense, comme si Villon l’avait composé pour se préparer un alibi. Dans ce poème l’auteur pauvre qu’il est transmet une fortune qu’il a imaginée, pour se moquer des gens d’en haut de Paris. Son but est de faire rire par des drôleries, de l’ironie, des sous-entendus …  ses truands et criminels d’amis en se moquant des grands.

Extraits:

L’An quatre cent conquate six,
Je, François Villon, écolier,
Considerant, De sens rassis,
Le frein aux dents, franc au collier,
Qu’on doit ses œuvres conseiller
Comme vegece le raconte,
Sage romain, Grand conseiller,
Ou autrement on se mécompte…  
 
Combien que de départ me soit
Dur, si faut il que je l’élogne :
Comme mon pauvre sens conçoit,
Autre que moi et en quelogne,
Dont oncque soret de Boulogne
Ne fut plus alteré d’humeur.
C’est pour moi piteuse besogne :
Dieu en veuille ouïr ma clameur !…
 
Premierement, ou nom du Pere,
Du Fils et du Saint Esprit,
Et de sa glorieuse Mere
Par qui grace rien ne perit,
Je laisse, de par Dieu, mon bruit
A maître Guillaume Villon
Qui en l’honneur de son nom bruit,
Mes tentes et mon pavillon
 
Item, a celle que j’ai dit,
Qui m’a si durement chassé
Que je suis de joie binterdit
Et tout plaisir dechassé,
Je laisse mon cœur enchassé ;
Pale, piteux, mort et transi :
Elle m’a ce mal pourchassé,
Mais Dieu lui en fasse merci !…
 
Item, a maître Ythier Marchant,
Auquel je me sens tres tenu,
Laisse mon brant d’acier tranchant
Ou a maître Jean le Cornu,
Qui est en gage detenu
Pour un écot huit sous montant;
Si veuil, selon le contenu,
Qu’on leur livre, en le rachetant.
 
Item, je laisse a Saint Amant
Le Cheval Blanc avec la Mule
Et à Blaru mon diamant
Et l’Ane rayé qui recule.
Et le decret qui articule
Omnis utriusque sexus,
Contre la Carmeliste bule
Laisse aux curés, pour mettre sus.
 
Item, à Jean Mautaint 
Et maître Pierre Basanier
Le gré du seigneur qui atteint
Troubles, forfaits sans épargnier ;
Et à mon procureur Fournier
Bonnets courts, chausses semelees
Taillees, sur mon cordouanier
Pour porter durant ces gelées…   

Extraits traduits en français moderne:

L’an quatre cent cinquante-six, moi, François Villon, étudiant, considérant , bien sain d’esprit, serrant les dents, tirant franchement au collier, qu’on doit peser ses actions, comme Végèce le démontre, le sage Romain, l’illustre conseiller, ou on s’expose à des mécomptes… Bien que la séparation me soit dure, pourtant il faut que je la quitte: comme le comprend ma pauvre raison, un autre que moi est en quenouille, et jamais hareng saur de Boulogne n’a été plus assoiffé qu’elle. C’est pour moi une pitoyable affaire: que Dieu veuille entendre ma plainte! Item, à celle dont j’ai parlé, qui si durement m’a chassé que je suis interdit de joie et banni de tout plaisir, je laisse mon cœur mis en châsse, exsangue, pitoyable, mort, trépassé: elle m’a procuré ce malheur, mais que Dieu le lui pardonne!… Item, à maître Jean Mautaint et maître Pierre Basanier la faveur du seigneur qui poursuit troubles, forfaits, sans douceur; et à mon procureur Fournier, des bonnets court, des chausses à semelles, taillées chez mon cordonnier, pour porter durant les présentes gelées…

Epître à Marie d’Orléans (1458) :

Au moment où il est emprisonné après avoir été condamné à mort en 1457, naît Marie d’Orléans fille du duc Charles d’Orléans et de Marie de Clèves, nièce du duc de Bourgogne. A cette occasion il est amnistié, et voit en la nouvelle-née un don du ciel venue le sauver. Il écrit une double ballade, des vers pleins de sentiments.

Extraits :

O louee conceptïon
Envoiee sa jus des cieulx,
Du noble lis digne sÿon,
Don de Jhesus tres precïeulx
Marie, nom tres gracïeulx,
Fons de pitié, source de grace,
La joye, confort de mes yeulx,
Qui nostre paix batist et brasse !
 
La paix, c’est assavoir des riches,
Des povres le substantament,
Le rebours des felons et chiches ;
Tres necessaire enfantement,
Conceu, porté honnestement,
– Hors le pechié originel –
Que dire je puis sainctement,
Souverain bien de Dieu eternel.
 
Nom recouvré, joye de peuple,
Confort des bons, des maulx retraicte,
Du doulx seigneur premiere et seule
Fille de son cler sang extraicte,
Du dextre costé Clovis traicte,
Glorïeuse ymage en tous fais,
Ou hault ciel cree et pourtaicte
Pour esjouÿr et donner paix…  

Requête à monseigneur de Bourbon :

L’auteur s’est retrouvé sans auncun sou, comme cela lui arrivait souvent. Il adresse dans ce poème une demande de prêt (six écus) à Mgr de Bourbon.

Extraits :

Le mien seigneur et prince redouté
Fleuron de lys, royale géniture,
François Villon, que Travail a dompté
A coups orbes, par force de bature,
Vous supplie par cette humble écriture
Que lui fassiez quelque gracieux prêt.
De s’obliger en toutes cours est prêt,
Si ne doutez que bien ne vous contente :
Sans y avoir dommage n’intérêt,
Vous n’y perdrez seulement que l’attente.
 
A prince n’a un denier emprunté,
Fors à vous seul, votre humble créature.
De six écus que lui avez prêté,
Cela piéça il mit en nourriture,
Tout se paiera ensemble, c’est droiture,
Mais ce sera légièrement et prêt ;
Car se du gland rencontre en la forêt
D’entour Patay et châtaignes ont vente,
Payé serez sans délai ni arrêt :
Vous n’y perdrez seulement que l’attente.

Epitre à mes amis (1461) :

Ecrit à la  prison de Meung-sur Loire, pour se plaindre de sa condition à ses amis des bas fonds. En réalité Villon semble s’adresser indirectement aux gens qui ont quelque pouvoir, pour leur inspirer pitié et le libérer.

Extraits:

Ayez pitié, ayez pitié de moi,
A tout le moins, s’il vous plaît, mes amis !
En fosse gis, non pas sous houx ne mai,
En cet exil ouquel je suis transmis
Par Fortune, comme Dieu l’a permis.
Filles aimant jeunes gens et nouveaux,
Danseurs, sauteurs, faisant les pieds de veaux,
Vifs comme dards, aigus comme aiguillon,
Gousiers tintant clair comme cascaveaux,
Le laisserez là, le pauvre Villon ?
 
Chantres chantant à plaisance, sans loi,
Galants riant, plaisants en faits et dits,
Coureux allant francs de faux or, d’aloi,
Gens d’esperit, un petit étourdis,
Trop demourez, car il meurt entandis.
Faiseurs de lais, de motets et rondeaux,
Quand mort sera, vous lui ferez chaudeaux !
Où gît, il n’entre éclair ne tourbillon :
De murs épais on lui a fait bandeaux.
Le laisserez là, le pauvre Villon ?… 

Ballade contre les ennemies de la France (1461) :

Cette ballade est écrite surement pour attirer l’attention du roi, pour obtenir sa clémence alors qu’il est exilé loin de Paris. Sa requête reste sans suite, alors il rentre à Paris malgré l’interdiction de séjour qui lui est assigné.

Extraits:

Rencontré soit de bêtes feu jetant
Que Jason vit, quérant la Toison d’or ;
Ou transmué d’homme en bête sept ans
Ainsi que fut Nabugodonosor ;
Ou perte il ait et guerre aussi vilaine
Que les Troyens pour la prise d’Hélène ;
Ou avalé soit avec Tantalus
Et Proserpine aux infernaux palus ;
Ou plus que Job soit en grieve souffrance,
Tenant prison en la tour Dedalus,
Qui mal voudroit au royaume de France !…
 
D’Octovien puist revenir le temps :
C’est qu’on lui coule au ventre son trésor ;
Ou qu’il soit mis entre meules flottant
En un moulin, comme fut saint Victor ;
Ou transglouti en la mer, sans haleine,
Pis que Jonas ou corps de la baleine ;
Ou soit banni de la clarté Phébus,
Des biens Juno et du soulas Vénus,
Et du dieu Mars soit pugni à outrance,
Ainsi que fut roi Sardanapalus,
Qui mal voudroit au royaume de France !
 
Prince, porté soit des serfs Eolus
En la forêt où domine Glaucus,
Ou privé soit de paix et d’espérance :
Car digne n’est de posséder vertus,
Qui mal voudroit au royaume de France ! 

Ballade du concours de Blois

Appelé aussi « Je meurs de soif auprès de la fontaine »

Villon a écrit cette ballade à l’occasion d’un concours organisé par le duc Charles d’Orléans dans sa cour de Blois, où il s’était retiré à sa sortie de la prison anglaise.

Je meurs de soif auprès de la fontaine,
Chaud comme feu, et tremble dent à dent ;
En mon pays suis en terre lointaine ;
Près d’un brasier frissonne tout ardent ;
Nu comme un ver, vêtu en président,
Je ris en pleurs et attends sans espoir ;
Confort reprends en triste désespoir ;
Je m’éjouis et n’ai plaisir aucun ;
Puissant je suis sans force et sans pouvoir,
Bien recueilli, débouté de chacun…
 
De rien n’ai soin, aussi mets toute ma peine
D’acquérir biens et n’y suis prétendant ;
Qui mieux me dit, c’est cil qui plus m’ataine,
Et qui plus vrai, lors plus me va bourdant ;
Mon ami est, qui me fait entendant
D’un cygne blanc que c’est un corbeau noir ;
Et qui me nuit, crois qu’il m’aide à pourvoir ;
Bourde, verté, aujourd’hui m’est tout un ;
Je retiens tout, rien ne sais concevoir,
Bien recueilli, débouté de chacun.
 
Prince clément (Charles d’Orléans), or vous plaise savoir
Que je comprends bien et n’ai ni sens ni savoir :
Partial suis, à toutes lois commun.
Que sais-je plus ? Quoi ? Les gages ravoir,
Bien recueilli, débouté de chacun.

Ballade des pendus (1462) :

C’est le poème le plus célèbre et connu de Villon. Alors qu’il est emprisonné de nouveau et condamné cette fois à mort, il le compose pour atténuer sa peur et son angoisse en attendant sa pendaison. Se sachant condamné il se fait défenseur des pauvres et des voleurs, tout en implorant la pitié du roi. C’est une véritable méditation sur la peine de mort.

Extraits (en français moderne):

Frères humains qui après nous vivez,
N’ayez pas vos cœurs durcis à notre égard,
Car si vous avez pitié de nous, pauvres,
Dieu aura plus tôt miséricorde de vous.
Vous nous voyez attachés ici, cinq, six:
Quant à notre chair, que nous avons trop nourrie,
Elle est depuis longtemps dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et poussière.
De notre malheur, que personne ne se moque,
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre!
 
Si nous vous appelons frères, vous n’en devez
Avoir dédain, bien que nous ayons été tués
Par justice. Toutefois vous savez
Que tous les hommes n’ont pas l’esprit bien rassis.
Excusez-nous, puisque nous sommes trépassés,
Auprès du fils de la Vierge Marie,
De façon que sa grâce ne soit pas tarie pour nous,
Et qu’il nous préserve de la foudre infernale.
Nous sommes morts, que personne ne nous tourmente,
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre!
 
La pluie nous a lessivés et lavés
Et le soleil nous a séchés et noircis;
Pies, corbeaux nous ont les yeux cavés,
Et arraché la barbe et les sourcils.
Jamais un seul instant nous ne sommes assis;
De ci de là, selon que le vent tourne,
Il ne cesse de nous ballotter à son gré,
Plus becquétés d’oiseaux que dés à coudre.
Ne soyez donc de notre confrérie,
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre!
 
Prince Jésus qui a puissance sur tous,
Fais que l’enfer n’ait sur nous aucun pouvoir :
N’ayons rien à faire ou à solder avec lui.
Hommes, ici pas de plaisanterie,
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre. 

Ballade de bon conseil (1462)

Par cette ballade où il fait comme s’il était de bon conseil, il se transforme en donneur de bonnes leçons. Villon tente de convaincre qu’il est délinquant amendé, dans l’espoir dêtre réadmis dans le milieu des bonnes gens.

Hommes faillis, bertaudés de raison,
Dénaturés et hors de connoissance,
Démis du sens, comblés de déraison,
Fous abusés, pleins de déconnoissance,
Qui procurez contre votre naissance,
Vous soumettant à détestable mort
Par lâcheté, las ! que ne vous remord
L’horribleté qui à honte vous mène ?
Voyez comment maint jeunes homs est mort
Par offenser et prendre autrui demaine…
 
Que vaut piper, flatter, rire en traison,
Quêter, mentir, affirmer sans fiance,
Farcer, tromper, artifier poison,
Vivre en péché, dormir en défiance
De son prouchain sans avoir confiance ?
Pour ce conclus : de bien faisons effort,
Reprenons coeur, ayons en Dieu confort,
Nous n’avons jour certain en la semaine ;
De nos maux ont nos parents le ressort
Par offenser et prendre autrui demaine. 

Belle leçon aux enfants perdus :

S’inspirant de sa propre expérience d’homme qui a tournée, il s’adresse aux enfants perdus pour qu’ils reviennent sur le droit chemin.

Beaux enfants, vous perdrez la plus
Belle rose de vo chapeau ;
Mes clercs près prenant comme glus,
Se vous allez à Montpipeau
Ou à Ruel, gardez la peau :
Car, pour s’ébattre en ces deux lieux,
Cuidant que vausît le rappeau,
Le perdit Colin de Cayeux.Ce n’est pas un jeu de trois mailles,
Où va corps, et peut-être l’âme.
Qui perd, rien n’y sont repentailles
Qu’on n’en meure à honte et diffame ;
Et qui gagne n’a pas à femme
Dido, la reine de Carthage.
L’homme est donc bien fol et infâme
Qui, pour si peu, couche tel gage. 

Le Grand Testament (1462):

C’est certainement le dernier poème de l’auteur, avant de prendre définitivement  le parti des siens c’est-à-dire des truands en s’identifiant à eux dans ses onze dernières ballades. Dans le Grand Testament il revient sur lui-même et sa vie. Il se confesse et se repentie avec plaisanteries, mais exprime parfois des remords qui semblent sincères.

En l’an de mon trentiesme aage,
Que toutes mes hontes j’euz beues,
Ne du tout fol, ne du tout saige
Non obstant maintes peines eues,
Lesquelles j’ay toutes receues
Soubz la main Thibault d’Aucigny …
S’esvesque il est, signant les rues,
Qu’il soit le mien je le regny. 
 
Mon seigneur n’est ne mon evesque,
Soubz luy ne tiens, s’il n’est en friche ;
Foy ne luy doy n’ommaige avecque,
Je ne suis son serf ne sa biche.
Peu m’a d’une petite miche
Et de froide eaue tout ung esté ;
Large ou estroit, moult me fut chiche :
Tel luy soit Dieu qu’il m’a esté !…
 
Et s’esté m’a dur ne cruel,
Trop plus que cy je ne raconte,
Je veul que le Dieu eternel
Luy soit dont semblable a ce compte.
Et l’Eglise nous dit et compte
Que prions pour noz annemys ;
Je vous diray j’ay tort et honte,
Quoi qu’il m’aist fait, a Dieu remys. …
 
Escript l’ay l’an soixante et ung,
Lors que le roy me delivra
De la dure prison de Mehum,
Et que vie me recouvra,
Dont suis, tant que mon cueur vivra,
Tenu vers luy m’usmilier,
Ce que feray jusqu’il mourra :
Bienfait ne se doit oublier… 
 
Je suis pecheur, je le sçay bien,
Pourtant ne veult pas Dieu ma mort,
Mais convertisse et vive en bien,
Et tout autre que pechié mort.
Combien qu’en pechié soye mort,
Dieu vit, et sa misericorde,
Se conscïence me remort,
Par sa grace pardon m’acorde…
 
Je plains le temps de ma jeunesse,
Ouquel j’ay plus qu’autre gallé
Jusqu’a l’entrée de vieillesse,
Qui son partement m’a cellé :
Il ne s’en est a pié alé
N’a cheval : helas ! comment don ?
Soudainement s’en est vollé
Et ne m’a laissié quelque don. 
 
Allé s’en est, et je demeure,
Povre de sens et de savoir,
Triste, failly, plus noir que meure,
Qui n’ay ne cens, rente n’avoir;
Des miens le mendre, je dy voir,
De me desavouer s’avance,
Oubliant naturel devoir
Par faulte d’un peu de chevance…
 
Bien sçay, se j’eusse estudïé
Ou temps de ma jeunesse folle
Et a bonnes meurs dedïé,
J’eusse maison et couche molle …
Mais quoy ! je fuyoie l’escolle
Comme fait le mauvaiz enffant.
En escripvant ceste parolle,
A peu que le cueur ne me fent…
 
En cest incident me suis mis,
Qui de riens ne sert a mon fait.
Je ne suis juge ne commis
Pour pugnir n’absouldre meffait :
De tous suis le plus imparfait ;
Loué soit le doulx Jhesu Crist !
Que par moy leur soit satisffait :
Ce que j’ay escript est escript….
 
Povre je suis de ma jeunesse,
De povre et de peticte extrasse ;
Mon pere n’eust oncq grant richesse,
Ne son ayeul, nommé Orrace ;
Povreté tous nous suit et trace.
Sur les tumbeaux de mes ancestres,
Les ames desquelz Dieu embrasse,
On n’y voit couronnes ne ceptres….
 
Povre je suis de ma jeunesse,
De povre et de peticte extrasse ;
Mon pere n’eust oncq grant richesse,
Ne son ayeul, nommé Orrace ;
Povreté tous nous suit et trace.
Sur les tumbeaux de mes ancestres,
Les ames desquelz Dieu embrasse,
On n’y voit couronnes ne ceptres…. 

Louanges à la cour (1463)

(Ou requête à la cour de Parlement)

Condamné à l’exil après l’annulation de sa condamnation à mort, il s’adresse en vers rimés et d’une manière fort pathétique aux juges du parlement pour les remercier. Il demande un sursis de trois jours pour se procurer un peu d’argent et faire ses adieux avant de quitter Paris.

Tous mes cinq sens : yeux, oreilles et bouche,
Le nez, et vous, le sensitif aussi,
Tous mes membres où il y a reprouche,
En son endroit un chacun die ainsi :
 » Souvraine Cour, par qui sommes ici,
Vous nous avez gardé de déconfire.
Or la langue seule ne peut souffire
A vous rendre suffisantes louanges ;
Si parlons tous, fille du Souvrain Sire,
Mère des bons et soeur des benoîts anges ! « 

Coeur, fendez-vous, ou percez d’une broche,
Et ne soyez, au moins, plus endurci
Qu’au désert fut la forte bise roche
Dont le peuple des Juifs fut adouci :
Fondez larmes et venez à merci ;
Comme humble coeur qui tendrement soupire,
Louez la Cour, conjointe au Saint Empire,
L’heur des François, le confort des étranges,
Procréée lassus ou ciel empire,
Mère des bons et soeur des benoîts anges !

Autres ballades (extraits):

Ballade des dames du temps jadis

Dites-moi où, n’en quel pays,
Est Flora la belle Romaine,
Archipiades, ne Thaïs,
Qui fut sa cousine germaine,
Echo, parlant quant bruit on mène
Dessus rivière ou sur étang,
Qui beauté eut trop plus qu’humaine ?
Mais où sont les neiges d’antan ?Où est la très sage Héloïs,
Pour qui fut châtré et puis moine
Pierre Esbaillart à Saint-Denis ?
Pour son amour eut cette essoine.
Semblablement, où est la roine
Qui commanda que Buridan
Fût jeté en un sac en Seine ?
Mais où sont les neiges d’antan ?

Ballade pour prier Nostre Dame

Dame du ciel, régente terrienne,
Emperière des infernaux palus,
Recevez-moi, votre humble chrétienne,
Que comprise soie entre vos élus,
Ce nonobstant qu’oncques rien ne valus.
Les biens de vous, ma Dame et ma Maîtresse
Sont bien plus grands que ne suis pécheresse,
Sans lesquels biens âme ne peut mérir
N’avoir les cieux. Je n’en suis jangleresse :
En cette foi je veuil vivre et mourir.
 
A votre Fils dites que je suis sienne ;
De lui soient mes péchés abolus ;
Pardonne moi comme à l’Egyptienne,
Ou comme il fit au clerc Theophilus,
Lequel par vous fut quitte et absolus,
Combien qu’il eût au diable fait promesse
Préservez-moi de faire jamais ce,
Vierge portant, sans rompure encourir,
Le sacrement qu’on célèbre à la messe :
En cette foi je veuil vivre et mourir…

Ballade des femmes de Paris

Quoiqu’on tient belles langagères
Florentines, Vénitiennes,
Assez pour être messagères,
Et mêmement les anciennes,
Mais soient Lombardes, Romaines.
Genevoises, à mes périls,
Pimontoises, savoisiennes,
Il n’est bon bec que de Paris.
 
De beau parler tiennent chaïères,
Ce dit-on, les Napolitaines,
Et sont très bonnes caquetières
Allemandes et Prussiennes ;
Soient Grecques, Egyptiennes,
De Hongrie ou d’autres pays,
Espagnoles ou Catelennes,
Il n’est bon bec que de Paris…

Ballade des seigneurs du temps jadis

Qui plus, où est li tiers Calixte,
Dernier décédé de ce nom,
Qui quatre ans tint le papaliste,
Alphonse le roi d’Aragon,
Le gracieux duc de Bourbon,
Et Artus le duc de Bretagne,
Et Charles septième le bon ?
Mais où est le preux Charlemagne ?
 
Semblablement, le roi scotiste
Qui demi face ot, ce dit-on,
Vermeille comme une émastiste
Depuis le front jusqu’au menton,
Le roi de Chypre de renom,
Hélas ! et le bon roi d’Espagne
Duquel je ne sais pas le nom ?
Mais où est le preux Charlemagne ? 

Citations de François Villon:

  • Je suis Français, dont il me pèse. 
  • Rien ne m’est sûr que la chose incertaine.
  • Jamais mal acquit ne profite.
  • Il n’est trésor que de vivre à son aise.
  • En grande pauvreté ne gît pas grande loyauté.
  • Pour un plaisir, mille douleur.
  • Qui meurt a le droit de tout dire.
  • Jamais mal acquis ne profite.

Villon  et son oeuvre ont inspiré également musiciens et cinéastes.

Musique :

  • « La ballade des pendus » est mise en musique par Leo Ferré. Little Nemo la met en chanson dans l’albuim « Past and Future » Et Reggiani avec sa voix saisissante la chante en lui imprégnant toute la gravité necessaire.
  • La « Ballade contre les ennemis de la France » est mise en chanson par Peste Noire tout récemment en 2009 ;
  • Villon est également inspirateur de Richard Desjardins. On retrouve « La ballade des pendus «  dans l’album « Boom Boom » (1998).

Au théatre :

Bertoly Brecht s’en inspira pour son « Opéra de quat’sous » (1928 à Berlin)

Sa vie inspira la pièce « If I were king » de Justin Huntly Mccarthy (1901 à Broadway)

Opérette « The Vagabond King » crée par rudolf friml (1925)

Au cinéma :

Dans « The Oubliette » et « The Higher Law », Charles Giblyn s’inspire de la vie du poète (1914).

Dans « Le Roi des Vagabonds » Ludwig Berger retrace la vie de Villon (1930).

Dans « If I were King » (Le Roi des gueux) Frank Lloyd fait de même (1938).

Dans « François Villon » André Zwoboda retrace la vie du poète (1945)

En 1945 André Zwoboda retrace la vie du poète dans « François Villon »

« Si Paris nous était conté » est une œuvre de Sacha Guitry sur le poète (1956)

Dans la comédie musicale « The Vagabond King », Michael curtiz s’inspire de la vie de Villon.

Écrits portant sur François Villon :

« François Villon, sa vie et ses œuvres » d’Antoine François Campaux (1859).

« Etude biographique sur François Villon » d’Auguste Lognnon (1873).

« Les origines noirmandes de François villon » de Charles Théophile féret (1904).

« François Villon : Hist Life and times » de H. de vere Stackpoole (1917).

« Villon et Rabelais » de Louis Thuasne (1911).

« Notice sur François Villon » d’Auguste Vitu (1873).

 

Charles d'Orléans dans sa prison anglaise

Biographie du duc Charles d’Orléans:

Ce prince si proche de la couronne de France, petit-fils, neveu, cousin et père de rois, manquera peut-être ainsi le destin politique qui aurait pu être le sien.
Mais il deviendra l’un des poètes les plus émouvants qui soient par son attention mélancolique et souriante, familière et lasse, aux mouvements de l’âme, à ses humeurs changeantes, à la couleur de l’instant qui passe, au temps qui fuit.

Petit- fils du roi Charles V et père du futur roi louis XII, Charles d’Orléans naît à Paris le 24 novembre 1394 de Louis I duc Orléans et de Valentine Visconti fille du duc de Milan. Frère du futur roi de France Charles VI, l’enfance du prince français est marquée par la terrible rivalité qui oppose son père à Jean sans Peur duc de Bourgogne. Rivalité d’autant plus tragique qu’elle aboutie à la guerre civile entre Bourguignons et Armagnacs.

Malgré tout il reçoit de sa mère une éducation des plus distinguées, qui lui fait prendre goût aux lettres et aux arts. Il épouse en 1406 Isabelle de Valois, fille de Charles VI sa cousine germaine (veuve de Richard II d’Angleterre). Mais le malheur s’abat vite sur sa famille. En 1407 il perd d’abord son père, assassiné sur ordre de Jean sans Peur. En tant qu’aîné il hérite d’une grosse part de l’héritage : le duché d’Orléans, les comtés de Blois et de Valois et les seigneuries Coucy et Chauny. Comme un malheur n’arrive jamais seul, sa mère très affectée décède à son tour moins d’une année après. Sa femme Isabelle de France meurt à son tour en 1408 en donnant vie à une fille. Il se remarie en 1410 avec Bonne d’Armagnac la fille du comte Bernard VII d’Armagnac (grand féodal du Sud-Ouest).

Le 25 octobre 1415 Charles Orléans est fait prisonnier après la débâcle de la bataille d’Azincourt (contre Henri V et les Anglais) à laquelle il prend part. Il est emmené en Angleterre, et sa libération est conditionnée par le versement d’une rançon de 220 000 écus. Jugée faramineuse personne ne se manifeste pour la payer. Il passe vingt-cinq longues années dans les prisons anglaises. Il met alors à profit cette longue captivité anglaise, pour développer ses talents de poète. Sans doute par soucis, tout au moins au début, de meubler ses journées de solitude et d’isolement loin de son pays et de sa famille.

Les démarches entremises par Philippe le Bon, duc de Bourgogne aboutissent. Celui-ci paye la rançon et le prince-poète est libéré le 5 novembre 1440. Il est alors âgé de 49 ans. Devenu veuf durant sa captivité, il épouse Marie de Clèves nièce de son libérateur et petite-fille du meurtrier de son père. Ce mariage selle la réconciliation entre les maisons d’Orléans et celles des Bourguignons. L’auteur se retire ensuite dans son château de Blois. Il ouvre un cercle académique ouvert à tous les beaux esprits. Des tournois littéraires sont organisés. C’est là que François Villon fait ses débuts alors qu’il n’est qu’écolier. Tout comme de nombreux autres poètes, il bénéficie des faveurs de Charles d’Orléans qui les entretient.

Charles d’Orléans est pour certains l’un des derniers trouvères (poètes et chanteurs) en langue d’oïl. Avec sa tranquillité d’âme et sa grande amabilité il nous a transmis les peines, les larmes, les espoirs d’un poète résigné dont les vers sont tout de sensibilité et de douceur. Il meurt à Amboise le 5 janvier 1465. Inhumé en l’église du Saint-Sauveur à Blois, ses restes funéraires sont rapatriés plus tard à Paris (avec ceux de sa famille) par son fils, le roi Louis XII.

Oeuvre de Charles d’Orléans :

A cause du dédain et de l’indifférence de Louis XII et François I, les manuscrits des poésies du prince-poète sont oubliés au fond d’une bibliothèque…trois siècles durant. C’est en  feuilletant des livres poussiéreux, que l’abbé Sallier les découvrent par hasard. Après trois siècles d’oubli, ils sont dépoussiérés et imprimés pour connaître un grand succès. « …Jamais on n’a dit des riens avec plus de grâce et de finesse; jamais les sentiments doux, tendres sans vraie passion, mélancoliques sans vraie tristesse, n’ont trouvé un interprète plus délicat; jamais l’ironie sur soi-même et sur les autres n’a été plus légère et plus bienveillante; jamais avant lui le français n’avait été manié avec cette aisance et cette adresse. » Écrivait Gaston Paris dans « Monde poétique » 1886.

Et pourtant, Charles d’Orléans est l’auteur d’une œuvre considérable composée essentiellement de ballades et de rondeaux. On dénombre pas moins de 102 ballades, 400 rondeaux, 131 chansons et sept complaintes en plus de quelques pièces poétiques écrites en anglais. Ses écrits contrastent avec la réalité de sa vie bien ébranlée et tourmentée. Comme si « La poésie était pour lui un passe-temps, un amusement d’imagination et non un cri de l’âme ».

L’œuvre de Charles est composée de deux parties. Celle qui regroupe les vers écrits en captivité est désignée par « le Livre que monseigneur l’Orléans écrivit dans sa prison ». L’allégorie amoureuse faisant l’éloge de dame Beauté occupe la plus large place, et on a du mal à croire que c’est là les écrits du neveu du roi de France, de quelqu’un qui a perdu un père assassiné, une mère morte de douleur et qui se retrouve prisonnier des pires ennemis de la France. On retrouve les personnages du Roman de la Roses tels que Vénus, Cupido, Espoir Amour, Pitié, Tristesse, Plaisance ou encore Mélancolie…

La seconde partie de son œuvre est écrite en France après sa libération.

Œuvres du poète Charles d’Orléans:

Quelques ballades

  • Bien moustrez, Printemps gracieux
  • En acquittant nostre temps vers jeunesse
  • En la forest d’Ennuyeuse Tristesse
  • En la forêt de Longue Attente
  • En la nef de bonne nouvelle
  • En regardant vers le païs de France
  • Escollier de Merencolie
  • France, jadis on te soulait nommer
  • J’ay fait l’obseque de ma dame
  • Je fu en fleur ou temps passé d’enfance
  • Je meurs de soif en couste la fontaine
  • Je n’ay plus soif, tairie est la fontaine
  • Las ! Mort, qui t’a fait si hardie
  • Le beau souleil, le jour saint Valentin
  • Le lendemain du premier jour de may
  • Le premier jour du mois de may
  • Mon cueur m’a fait commandement
  • Pourquoy m’as tu vendu, Jeunesse
  • Quant vint a la prochaine feste

Quelques extraits:

Bien moustrez, Printemps gracieux

Bien moustrez, Printemps gracieux
De quel mestier savez servir,
Car Yver fait cueurs ennuieux,
Et vous les faictes resjouir.
Si tost comme il vous voit venir,
Lui et sa meschant retenue
Sont contrains et prestz de fuir
A vostre joyeuse venue.
 
Yver fait champs et arbres vieulx,
Leurs barbes de neige blanchir,
Et est si froit, ort* et pluieux
Qu’emprés le feu couvient croupir ;
On ne peut hors des huis yssir**
Comme un oisel qui est en mue.
Mais vous faittes tout rajeunir
A vostre joyeuse venue…
 
 Le lendemain du premier jour de may
 
Le lendemain du premier jour de may,
Dedens mon lit ainsi que je dormoye,
Au point du jour m’avint que je songay
Que devant moy une fleur je veoye,
Qui me disoit : « Amy, je me souloye
En toy fier, car pieça mon party
Tu tenoies ; mais mis l’as en oubly
En soustenant la fueille contre moy.
J’ay merveille que tu veulx faire ainsi :
Riens n’ay meffait, se pense je, vers toy. »
 
Tout esbahy alors je me trouvay ;
Si respondy su mieulx que je savoye :
Tres belle fleur, oncques ne pensay
Faire chose qui desplaire te doye ;
Se pour esbat aventure m’envoye
Que je serve la fueille cest an cy,
Doy je pour tant estre de toy banny ?
Nenni ! certes, je fais comme je doy.
Et se je tiens le party qu’ay choisy,
Riens n’ay meffait, ce pense je, vers toy.

En acquittant nostre temps vers jeunesse

En acquittant nostre temps vers jeunesse,
Le nouvel an et la saison jolie,
Plains de plaisir et de toute liesse
– Qui chascun d’eulx chierement nous en prie -,
Venuz sommes en ceste mommerie*,
Belles, bonnes, plaisans et gracieuses,
Prestz de dancer et faire chiere lie
Pour resveillier voz pensees joieuses.
 
Or bannissiez de vous toute peresse,
Ennuy, soussy, avec merencolie,
Car froit yver, qui ne veult que rudesse,
Est desconfit et couvient qu’il s’en fuye !
Avril et may amainent doulce vie
Avecques eulx ; pource soyez soingneuses
De recevoir leur plaisant compaignie
Pour resveillier voz pensees joieuses !…

En regardant vers le païs de France

En regardant vers le païs de France,
Un jour m’avint, a Dovre sur la mer,
Qu’il me souvint de la doulce plaisance
Que souloye oudit pays trouver ;
Si commençay de cueur a souspirer,
Combien certes que grant bien me faisoit
De voir France que mon cueur amer doit.
 
Je m’avisay que c’estoit non savance
De telz souspirs dedens mon cueur garder,
Veu que je voy que la voye commence
De bonne paix, qui tous biens peut donner ;
Pour ce, tournay en confort mon penser.
ais non pourtant mon cueur ne se lassoit
De voir France que mon cueur amer doit.
 
Alors chargay en la nef d’Esperance
Tous mes souhaitz, en leur priant d’aler
Oultre la mer, sans faire demourance,
Et a France de me recommander.
Or nous doint Dieu bonne paix sans tarder !
Adonc auray loisir, mais qu’ainsi soit,
De voir France que mon cueur amer doit…

En la forêt de Longue Attente (en français moderne)

En la forêt de Longue Attente
Chevauchant par divers sentiers
M’en vais, cette année présente,
Au voyage de Desiriers.
Devant sont allés mes fourriers
Pour appareiller mon logis
En la cité de Destinée ;
Et pour mon coeur et moi ont pris
L’hôtellerie de Pensée.

Je mène des chevaux quarante
Et autant pour mes officiers,
Voire, par Dieu, plus de soixante,
Sans les bagages et sommiers.
Loger nous faudra par quartiers,
Si les hôtels sont trop petits ;
Toutefois, pour une vêprée,
En gré prendrai, soit mieux ou pis,
L’hôtellerie de Pensée…

En la forest d’Ennuyeuse Tristesse

En la forest d’Ennuyeuse Tristesse,
Un jour m’avint qu’a par moy cheminoye,
Si rencontray l’Amoureuse Deesse
Qui m’appella, demandant ou j’aloye.
Je respondy que, par Fortune, estoye
Mis en exil en ce bois, long temps a,
Et qu’a bon droit appeller me povoye
L’omme esgaré qui ne scet ou il va.
 
En sousriant, par sa tresgrant humblesse,
Me respondy : « Amy, se je savoye
Pourquoy tu es mis en ceste destresse,
A mon povair voulentiers t’ayderoye ;
Car, ja pieça, je mis ton cueur en voye
De tout plaisir, ne sçay qui l’en osta ;
Or me desplaist qu’a present je te voye
L’omme esgaré qui ne scet ou il va.

— Helas ! dis je, souverainne Princesse,
Mon fait savés, pourquoy le vous diroye ?
C’est par la Mort qui fait a tous rudesse,
Qui m’a tollu celle que tant amoye,
En qui estoit tout l’espoir que j’avoye,
Qui me guidoit, si bien m’acompaigna
En son vivant, que point ne me trouvoye
L’omme esgaré qui ne scet ou il va. »…

Traduction en français moderne:

Un jour m’advint qu’à part moi cheminais,
Si rencontrai l’Amoureuse Déesse
Qui m’appela, demandant où j’allais.
Je répondis que, par Fortune, étais
Mis en exil en ce bois, long temps a,
Et qu’à bon droit appeler me pouvait
L’homme égaré qui ne sait où il va.

En souriant, par sa très grande humblesse,
Me répondit : « Ami, si je savais
Pourquoi tu es mis en cette détresse,
À mon pouvoir volontiers t’aiderais ;
Car, jà piéça, je mis ton cœur en voie
De tout plaisir, ne sais qui l’en ôta ;
Or me déplaît qu’à présent je te vois
L’homme égaré qui ne sait où il va. »

– Hélas ! dis-je, souveraine Princesse,
Mon fait savez, pourquoi le vous dirais ?
C’est par la Mort qui fait à tous rudesse,
Qui m’a tollu celle que tant aimais,
En qui était tout l’espoir que j’avais,
Qui me guidait, si bien m’accompagna
En son vivant, que point ne me trouvais
L’homme égaré qui ne sait où il va.

France, jadis on te soulait nommer

France, jadis on te soulait nommer,
En tous pays, le trésor de noblesse,
Car un chacun pouvait en toi trouver
Bonté, honneur, loyauté, gentillesse,
Clergie, sens, courtoisie, prouesse.
Tous étrangers aimaient te suivre.
Et maintenant vois, dont j’ai déplaisance,
Qu’il te convient maint grief mal soustenir,
Très chrétien, franc royaume de France.
 
Sais-tu d’où vient ton mal, à vrai parler ?
Connais-tu point pourquoi es en tristesse ?
Conter le veux, pour vers toi m’acquitter,
Ecoute-moi et tu feras sagesse.
Ton grand orgueil, glotonnie, paresse,
Convoitise, sans justice tenir,
Et luxure, dont as eu abondance,
Ont pourchacié vers Dieu de te punir,
Très chrétien, franc royaume de France…
 
Et je, Charles, duc d’Orléans, rimer
Voulus ces vers au temps de ma jeunesse ;
Devant chacun les veux bien avouer,
Car prisonnier les fis, je le confesse ;
Priant à Dieu, qu’avant qu’aie vieillesse,
Le temps de paix partout puisse avenir,
Comme de cœur j’en ai la désirance,
Et que voie tous tes maux brief finir,
Très chrétien, franc royaume de France !…

Le beau souleil, le jour saint Valentin (En français moderne)

Le beau souleil, le jour saint Valentin,
Qui apportoit sa chandelle alumee,
N’a pas longtemps entra un bien matin
Priveement en ma chambre fermee.
Celle clarté qu’il avoit apportee,
Si m’esveilla du somme de soussy
Ou j’avoye toute la nuit dormy
Sur le dur lit d’ennuieuse pensee.
 
Ce jour aussi, pour partir leur butin
Les biens d’Amours, faisoient assemblee
Tous les oyseaulx qui, parlans leur latin,
Crioyent fort, demandans la livree
Que Nature leur avoit ordonnee
C’estoit d’un per comme chascun choisy.
Si ne me peu rendormir, pour leur cry,
Sur le dur lit d’ennuieuse pensee…

Mon cueur m’a fait commandement

Mon cueur m’a fait commandement 
De venir vers vostre jeunesse, 
Belle que j’ayme loyaument,
Comme doy faire ma princesse.
Se vous demandés :  » Pour quoy esse ?
C’est pour savoir quant vous plaira
Alegier sa dure destresse
Ma dame, le sauray je ja?
 
Ditez le par vostre serment !
Je vous fais leale promesse
Nul ne le saura, seulement
Fors que lui pour avoir leesse.
Or lui moustrés qu’estes maistresse
Et lui mandez qu’il guerira,
Ou s’il doit morir de destresse !
Madame, le sauray je ja ?…

Traduction en français moderne:

Mon cœur m’a fait commandement
De venir vers votre jeunesse,
Belle que j’aime loyaument,
Comme dois faire ma princesse.
Se vous demandez : Pour quoi est-ce ?
C’est pour savoir quand vous plaira
Alléger sa dure détresse
Ma dame, le saurai-je jà ?

Dites-le par votre serment !
Je vous fais léale promesse
Nul ne le saura, seulement
Fors que lui pour avoir liesse.
Or lui montrez qu’êtes maîtresse
Et lui mandez qu’il guérira,
Ou s’il doit mourir de détresse !
Ma dame, le saurai-je jà ?

Pourquoy m’as tu vendu, Jeunesse

Pourquoy m’as tu vendu, Jeunesse,
A grant marchié, comme pour rien,
Es mains de ma dame Viellesse
Qui ne me fait gueres de bien ?
A elle peu tenu me tien,
Mais il convient que je l’endure,
Puis que c’est le cours de nature.
 
Son hostel de noir de tristesse
Est tandu. Quant dedans je vien,
J’y voy l’istoire de Destresse
Qui me fait changer mon maintien,
Quant la ly et maint mal soustien :
Espargnee n’est créature,
Puis que c’est le cours de nature…

Traduction en français moderne:

Pourquoi m’as-tu vendu, Jeunesse,
À grand marché, comme pour rien,
Ès mains de ma dame Vieillesse
Qui ne me fait guère de bien ?
À elle peu tenu me tiens,
Mais il convient que je l’endure,
Puisque c’est le cours de nature.

Son hôtel de noir de tristesse
Est tendu. Quant dedans je viens,
J’y vois l’histoire de Détresse
Qui me fait changer mon maintien
Quand la lis, et maint mal soutien :
Épargnée n’est créature,
Puisque c’est le cours de nature.

Quant vint a la prochaine feste

Quant vint a la prochaine feste
Qu’Amours tenoit son parlement,
Je lui presentay ma requeste
Laquelle leut tresdoulcement,
Et puis me dist :  » Je suy dolent
Du mal qui vous est avenu,
Mais il n’a nul recouvrement,
Quant la mort a son cop féru.
 
Eslongnez hors de vostre teste
Vostre douloreux pensement !
Moustrez vous homme, non pas beste !
Faittes que, sans empeschement,
Ait en vous le gouvernement
Raison qui souvent a pourveu
En maint meschief tressagement,
Quant la mort a son cop féru…

Traduction en français moderne:

Quant vint à la prochaine fête,
Qu’Amour tenait son Parlement,
Je lui présentai ma requête
Laquelle lut très doucement,
Et puis me dit : Je suis dolent
Du mal qui vous est advenu ;
Mais il n’a nul recouvrement,
Quand la Mort a son coup féru.

Éloignez hors de votre tête
Votre douloureux pensement,
Montrez-vous homme, non pas bête,
Faites que, sans empêchement,
Ait en vous le gouvernement
Raison, qui souvent a pourvu
En maint méchef, très sagement,
Quand la Mort a son coup féru…

Priez pour la paix 

Priez pour paix, doulce Vierge Marie,
Royne des cieulx, et du monde maistresse
Faites prier, par vostre courtoisie,
Saincts et sainctes, et prenez vostre adresse
Vers vostre filz, requerrant sa haultesse
Qu’il lui plaise son peuple regarder
Que de son sang a voulu racheter,
En deboutant guerre qui tout desvoye ;
De prieres ne vous vueilliez lasser,
Priez pour paix, le vray tresor de joye.
 
Prier, prélaz et gens de saincte vie,
Religieux, ne dormez en paresse,
Priez, maistres et tous suivant clergie,
Car par guerre fault que l’estude cesse ;
Moustiers destruiz sont sans qu’on les redresse,
Le service de Dieu vous fault laisser,
Quand ne pouvez en repos demourer ;
Priez si fort que briefment Dieu vous oye 1,
L’Église voult à ce vous ordonner ;
Priez pour paix, le vray tresor de joye.
 
Priez, princes qui avez seigneurie,
Roys, ducs, comtes ; barons plains de noblesse,
Gentilz hommes avec chevalerie,
Car meschans gens surmontent gentillesse ;
En leurs mains ont toute vostre richesse
Debatz les font en hault estat monter 2,
Vous le povez chascun jour voir au cler,
Et sont riches de vos biens et monnoye
Dont vous deussiez le peuple supporter ;
Priez pour paix, le vray tresor de joye…

Traduction en français moderne:

Priez pour paix, douce Vierge Marie,

Reine des cieux et du monde maistresse,

Faites prier, par vostre courtoisie,

Saints et saintes, et prenez vostre adresse

Vers vostre fils, requérant sa hautesse

Qu’il lui plaise son peuple regarder

Que de son sang a voulu racheter,

En deboutant guerre qui tout desvoie;

De prières ne vous veuillez lasser,

Priez pour paix, le vrai trésor de joie.

 

Priez, prélats et gens de sainte vie,

Religieux, ne dormez en paresse,

Priez, maistres et tous suivant clergie,

Car par guerre faut que l’estude cesse;

Moustiers destruits sont sans qu’on les redresse,

Le service de Dieu vous faut laisser,

Quand ne pouvez en repos demeurer;

Priez si fort que briefment Dieu vous oie,

L’Eglise veut à ce vous ordonner;

 

Priez pour paix, le vrai trésor de joie…

Priez, peuples qui souffrez tyrannie,

Car vos seigneurs sont en telle faiblesse

Qu’ils ne peuvent vous garder pour maistrie,

Ni vous aider en votre grand destresse;

Loyaux marchands, la selle si vous blesse

Fort sur le dos, chacun vous vient presser

Et ne pouvez marchandise mener,

Car vous n’avez sûr passage ni voie,

En maint péril vous convient-il passer;

Priez pour paix, le vrai trésor de joie… 

Quelques rondeaux

  • Ce premier jour du mois de may
  • Dedens mon Livre de Pensee
  • Dieu, qu’il la fait bon regarder
  • En faictes vous doubte
  • En verrai ge jamais la fin
  • En yver, du feu, du feu !
  • Fiés vous y !
  • J’ayme qui m’ayme, autrement non
  • Le temps a laissié son manteau
  • Les fourriers d’Eté sont venus
  • Ma seule amour…
  • Mon cuer, estouppe tes oreilles
  • Ne hurtez plus a l’uis de ma pensee
  • Ou puis parfont de ma merencolie
  • Puis ça, puis la…
  • Que me conseillez-vous, mon coeur ?
  • Qui ? quoy ? comment ? a qui ? pourquoy ?
  • Qui a toutes ses hontes beues
  • Vostre bouche dit…
  • Yver, vous n’estes qu’un villain

Extraits de quelques rondeaux:

Ce premier jour du mois de may

Ce premier jour du mois de may,
Quant de mon lit hors me levay
Environ vers la matinee,
Dedans mon jardin de pensee
Avecques mon cueur seul entray.
 
Dieu scet s’entrepris fu d’esmay!
Car en pleurant tout regarday
Destruit d’ennuyeuse gelee,
Ce premier jour du mois de may,
Quant de mon lit hors me levay.
 
En gast fleurs et arbres trouvay ;
Lors au jardinier demanday
Se Desplaisance maleuree
Par tempeste, vent ou nuee
Avoit fait tel piteux array,
Ce premier jour du mois de may.

Le temps a laissé son manteau

Le temps a laissié son manteau
De vent, de froidure et de pluye,
Et s’est vestu de brouderie,
De soleil luyant, cler et beau.
 
Il n’y a beste, ne oyseau,
Qu’en son jargon ne chante ou crie :
Le temps a laissié son manteau !
 
Riviere, fontaine et ruisseau
Portent, en livree jolie,
Gouttes d’argent, d’orfaverie,
Chascun s’abille de nouveau :
Le temps a laissié son manteau !
 

Traduction en français moderne:

Le temps a laissé son manteau

De vent, de froidure et de pluie,

Et s’est vêtu de broderie,
De soleil luisant, clair et beau

Il n’y a bête ni oiseau
Qu’en son jargon ne chante ou crie :
« Le temps a laissé son manteau !
De vent, de froidure et de pluie,»

Rivière, fontaine et ruisseau
Portent, en livrée jolie,
Gouttes d’argent, d’orfèvrerie ;
Chacun s’habille de nouveau.

 
Dieu, qu’il la fait bon regarder
 
Dieu, qu’il la fait bon regarder,
La gracieuse, bonne et belle !
Pour les grans biens qui sont en elle,
Chascun est prest de la louer.
 
Qui se pourroit d’elle lasser ?
Tousjours sa beauté renouvelle,
Dieu, qu’il la fait bon regarder,
La gracieuse, bonne et belle !
 
Par deça ne dela la mer
Ne sçay dame ne damoiselle
Qui soit en tous biens parfais telle ;
C’est un songe que d’y penser.
Dieu, qu’il la fait bon regarder !

Yver, vous n’estes qu’un villain

Yver, vous n’estes qu’un villain!
Esté est plaisant et gentil
en témoing de may et d’avril
qui l’accompaignent soir et main.

Esté revet champs bois et fleurs
de salivrée de verdure
et de maintes autres couleurs,
par l’ordonnance de nature.

Mais vous, Yver, trop estes plein
de nége, vent, pluye et grézil.
On vous deust banir en éxil.
Sans point flater je parle plein:
Yver, vous n’estes qu’un villain!…

Traduction en français moderne:

Hiver, vous n’êtes qu’un vilain,
Eté est plaisant et gentil,
En temoin de Mai et Avril
Qui l’accompagnent soir et matin

Eté revêt champs, bois et fleurs

De sa livrée de verdure,

Et de maintes autres couleurs,
Par l’ordonnance de Nature.

Mais, vous hiver, trop êtes plein

De neige, vent, pluie et grésil :
On vous dût bannir en exil .
Sans point flatter, je parle plain ,
Hiver, vous n’êtes qu’un vilain !…

Ma seule amour

Ma seule amour, ma joye et ma maistresse,
Puisqu’il me fault loing de vous demorer,
Je n’ay plus riens, à me reconforter,
Qu’un souvenir pour retenir lyesse. 
 
En allegant, par Espoir, ma destresse,
Me couvendra le temps ainsi passer,
Ma seule amour, ma joye et ma maistresse,
Puisqu’il me fault loing de vous demorer. 
Car mon las cueur, bien garny de tristesse,
S’en est voulu avecques vous aler,
Ne je ne puis jamais le recouvrer,
Jusques verray vostre belle jeunesse,
Ma seule amour, ma joye et ma maistresse.
 

Traduction en français moderne:

Ma seule amour, ma joie et ma Maîtresse,

Puisqu’il me faut loin de vous demeurer,
Je n’ai plus rien, à me réconforter,
Qu’un souvenir pour retenir liesse.

En allégeant par Espoir ma détresse,
Me conviendra le temps ainsi passer,
Ma seule amour, ma joie et ma Maîtresse,

Puisqu’il me faut loin de vous demeurer.

Car mon cœur las, bien garni de tristesse,
S’en est voulu avecques vous aller,
Et ne pourrai jamais le recouvrer
Jusques verrai votre belle jeunesse,
Ma seule amour, ma joie et ma Maîtresse

Vostre bouche dit…

Vostre bouche dit : Baisiez moy,
Ce m’est avis quant la regarde ;
Mais Dangier de trop prés la garde,
Dont mainte doleur je reçoy.
 
Laissiez m’avoir, par vostre foy,
Un doulx baisier, sans que plus tarde ;
Vostre bouche dit : Baisiez moy,
Ce m’est avis quant la regarde…

Que me conseillez-vous, mon cœur ? (en français moderne)

Que me conseillez-vous, mon cœur ?
Irai-je par devers la belle
Lui dire la peine mortelle
Que souffrez pour elle en douleur ?
 
Pour votre bien et son honneur,
C’est droit que votre conseil céle.
Que me conseillez-vous, mon coeur,
Irai-je par devers la belle ?
 
Si pleine la sais de douceur
Que trouverai merci en elle,
Tôt en aurez bonne nouvelle.
J’y vais, n’est-ce pour le meilleur ?
Que me conseillez-vous, mon cœur ?

Dedans mon Livre de Pensée (En français moderne)

Dedans mon Livre de Pensée,
J’ai trouvé écrivant mon cœur
La vraie histoire de douleur,
De larmes toute enluminée,
 
En effaçant la très aimée
Image de plaisante douceur,
Dedans mon Livre de Pensée!
 
Hélas ! où l’a mon cœur trouvée ?
Les grosses gouttes de sueur
Lui saillent, de peine et labeur
Qu’il y prend, de nuit et journée,
Dedans mon Livre de Pensée !

Chansons

  • En songe, souhait et pensée
  • Laissez-moi penser à mon aise
  • Ma seule amour
  • Ma seule amour que tant désire
  • Les fourriers d’Amours m’ont logé
  • Mon cœur, estouppe tes oreilles
  • Ne hurtez plus a l’uis de ma pensee
  • N’est-elle de tous biens garnie
  • Ou puis parfont de ma merencolie
  • Petit mercier, petit panier
  • Quelque chose que je dis d’amour

Extraits de quelques chansons

En songe, souhait et pensée (en français moderne)

En songe, souhait et pensée,
Vous vois chaque jour de semaine ;
Combien qu’êtes de moi lointaine,
Belle, très loyalement aimée.
 
Pour ce qu’êtes le mieux parée
De toute plaisance mondaine,
En songe, souhait et pensée,
Vous vois chaque jour de semaine.
 
De tout vous ai l’amour donné ;
Vous en pouvez être certaine,
Ma seule dame souveraine,
De mon las cœur moult désirée,
En songe, souhait et pensée

Laissez-moy penser à mon ayse

Laissez-moy penser à mon ayse,
Hélas! donnez m’en le loysir.
Je devise avecques Plaisir,
Combien que ma bouche se taise.
 
Quand Merencolie mauvaise
Me vient maintes fois assaillir,
Laissez-moy penser à mon ayse,
Hélas! donnez m’en le loysir.
Car afin que mon cueur rapaise,
J’appelle Plaisant-Souvenir,
Qui tantost me vient resjoüir.
Pour ce, pour Dieu! ne vous desplaise,
Laissez-moy penser à mon ayse.

Traduction en français moderne:

Laissez-moi penser à mon aise,

Hélas! donnez-m’en le loisir.

Je devise avecque Plaisir

Combien que ma bouche se taise.

 

Quand mélancolie mauvaise

me vient maintes fois assaillir,

Laissez-moi penser à mon aise,

Hélas! donnez-m’en le loisir.

 

Car, afin que mon coeur rapaise,

J’appelle Plaisant Souvenir,

Qui tantôt me vient réjouir,

Pour ce, pour Dieu, ne vous déplaise,

Laissez-moi penser à mon aise

En songe, souhait et pensée

En songe, souhait et pensée,
Vous vois chaque jour de semaine ;
Combien qu’êtes de moi lointaine,
Belle, très loyalement aimée.
 
Pour ce qu’êtes le mieux parée
De toute plaisance mondaine,
En songe, souhait et pensée,
Vous vois chaque jour de semaine.
 
 De tout vous ai l’amour donné ;
Vous en pouvez être certaine,
Ma seule dame souveraine,
De mon las cœur moult désirée,
En songe, souhait et pensée.

Mon cueur, estouppe tes oreilles

Mon cueur, estouppe tes oreilles,
Pour le vent de Merencolie ;
S’il y entre, ne doubte mye,
Il est dangereux à merveilles ;
 
Soit que tu dormes ou tu veilles,
Fays ainsi que dy, je t’en prie.
Mon cueur, estouppe tes oreilles,
Pour le vent de Merencolie ;
 
Il cause doleurs nompareilles,
Dont s’engendre la maladie
Qui n’est pas de legier guerie ;
Croy moy, s’a raison te conseilles.
Mon cueur, estouppe tes oreilles.

Quelques pièces poétiques:

  • Le Livre contre tout péché
  • La Retenue d’Amours
  • Le Songe en complainte
  • La Départie d’Amour

Extraits de quelques pièces poétiques

Le Livre contre tout péché

Rédigé en 1404 à l’âge de 10 ans donc), c’est le premier poème de Charles d’Orléans. C’est un court traité moral qui passe en revue les sept péchés capitaux.

Qui veult à grant honneur venir
Il doit l’amour Dieu acquérir
Car sans icelle moiennent
Nul ne peut faire bonnement
Aucune morale ëuvre
Pour ce pri à la Trinité
Et la dame d’umilité
Qu’ilz me veuillent tel sens donner
Qu’un livre puisse composer
Qui soit d’aucune utilité,
Pourfitant à humanité,
Et l’honneur de Dieu, et prouffit
De celui qui ce livre fit,
Lequel livre est appelé,
Le livre contre tout péché
 
Le songe en complainte
 
A très noble, haut et puissant seigneur
Amour, princve de mondaine doulceur.
 
Avescques ce, humblement vous mercie
Des biens quay eus soulz vostres seigneurie ;
Autre chose m’escris, quant à présent,
Fors que je pry à Dieu, le Tout Puissant,
Qu’il vous ottroit honneur et longue vie ;
Et que puissiez tousjours la compaignie
De faulx Dangier surmonter et deffaire,
Qui en tout temps vous a été contraire.
Escript ce jour troisième, vers le soir,
En Novembre, au lieu de Nonchaloir.
Le bien vostres, Charles, duc d’Orlians,
Qui jadis fut l’un de vos vrais servans…
 

Oeuvres mises en musique:

Le compositeur français Claude Debussy (1862-1918):

  • Dieu! qu’il la fait bon regarder!
  • Quand j’ai ouy le tambourin
  • Yver, vous n’ests qu’un villain

Le compositeur Français Francis Poulenc (1899-1963):

  • Priez pour nous

Le compositeur français Darius Milhaud (1892-1974):

  • Carols

Laurent Voulzy chante:

  • Ma seule amour

Quelques écrits sur l’oeuvre de Charles d’Orléans

  • Pierre Champion : Le vie de Charles d’Orléans 1911
  • Pierre Champion : Charles d’Orléans. Poésies 1923-1927
  • Marcel Françon : Les refrains des rondeaux de Charles d’Orléans 1942
  • George Darby : Observations on the chronology of Charles d’Orléans 1943
  • Jean Tardieu : Charles d’Orléans. Choix de rondeaux 1947
  • George Defaux : Charles d’Orléans ou la poétique du secret…1972
  • Claudio Galderisi : Sui rondeaux di Charles d’Orléans. L’allegoria e il verso 1986
  • Jean-Claude mühletthaler : Charles d’Orléans. Ballades et rondeaux 1992
Eustache Deschamps, poète des Vertus

Biographie d’Eustache Deschamps (1340-1410):

D’origine modeste mais de sang noble, naît vers 1340 à Vertus (Champagne) Eustache Morel de son vrai nom. Ce poète français reçoit une éducation assez précoce de la typique de la grammaire latine et de la logique. Élevé par le poète Guillaume de Machaut, c’est avec lui qu’il prend ses premières leçons de versification à l’école épistocale de Reims. Et c’est grâce à son parrainage qu’il étudie le droit à l’université d’Orléans.

Homme de cour avant tout, il trouve le temps d’écrire malgré les fonctions laborieuses (magistrat, messager royal, huissier d’armes, officier royal, général des finances) qu’il occupe à la cour des rois Charles V et VI. Ces attributions lui permettent de beaucoup voyager (Europe, Egypte, Syrie et Palestine), et de rencontrer les plus grands de son temps (les deux rois bien sûr, mais aussi le duc d’Orléans dont il est le conseiller, Du Guesclin…).

Poète de Vertus, très prolixe et témoin privilégié de son époque, il met à profit ses talents de poète pour conter les faits qui l’on marquée. Ainsi, bon nombre de ses poèmes revêtent une portée historique indéniable. Il s’attaque aux Anglais, pilleurs de la France, au clergé et aux fonctionnaires corrompus, aux riches oppresseurs des pauvres. Il passe pour être connu comme un religieux honnête, moraliste par ses prises de position devant l’injustice mais non moins courtisan.

Œuvre d’Eustache Deschamps:

Impliqué de par ses fonctions à tous les événements de son temps, l’œuvre d’Eustache Deschamps embrasse bien des domaines. Il est l’auteur de 80 000 vers d’écrits comiques, moraux, satiriques, patriotiques, historiques, amoureux, d’hygiène mais aussi personnels. Ses poèmes, ses ballades, ses rondeaux…regorgent tellement d’informations de valeur sur l’histoire morale et politique de l’époque, que des  historiens et philologues y font  référence.

Tout comme Machaut, il ne se contente pas d’écrire. Dans l’Art de Ditter, il s’efforce d’apporter sa contribution à l’enrichissement de la langue. Il nous lègue pas moins 1032 ballades, 170 rondeaux, 142 chants royaux…). Beaucoup de ses ballades ciblent des gens importants de son entourage, ou qu’il rencontre lors de se voyages : rois et ducs de France, Machaut, Angleterre, les héros des croisades…

On sait aussi que 190 de ses écrits traitent de la nourriture (légumes, fruits, viandes, céréales, épices, poissons… et même plats préparés) Ce n’est pas fortuit puisqu’il est connu pour être fin gourmet, et connaisseur de la cuisine de France et d’ailleurs. Grâce à quoi il est aujourd’hui possible de connaître l’alimentation de cette époque.

Œuvres essentielles d’Eustache Deschamps:

La ballade est le genre poétique dans lequel Eustache Deschamps a particulièrement excellé. Une partie de ses œuvres est écrite en latin qu’il a étudié dès son jeune âge, et l’autre en français.

Pièces en prose 

L’Art de dictier et de fere chançons, ballades, virelais et rondeaux

Composé à la demande certainement du duc de Bourgogne pour son usage, il est considéré à ce jour comme le plus ancien du genre. L’ouvrage commence par une introduction dans laquelle il justifie la place que doit avoir la versification au sein des sept arts libéraux. C’est donc un traité technique de versification, le premier art poétique en langue française. Les formes fixes sont inventoriées, avant de faire sa leçon sur les règles et les principes dont doivent s’inspirer ceux qui veulent écrire. Le texte et la musique ne sont plus liés, et de ce fait sont définitivement séparés. Tout comme Machaut dont il a été l’élève, Deschamps est très soucieux de  perfection. Il considère qu’écrire est un art qui se cultive.

Extraits :

Ci commence l’art de dictier et de fere chançons, balades, virelais et rondeaulx, et comment anciennement nul ne osoit apprandre les ars liberaulx ci aprés declaréz, se il n’estoit noble

Entre les .vii. ars et sciences par lesquelles ce present monde est gouverné, et qui sont appelléz ars liberaulx, pour que que anciennement nul, se il n’estoit liberal, c’est a dire fils de noble homme et astrait de noble, n’osoit aprandre aucun d’iceuls ars, c’est assavoir : Gramaire, Logique, Rhetorique, Geometrie, Arismetique, Musique et Astronomie, lesquelz ars trouva, du tiers aige du monde et au temps de Habraham, Zozoastres, qui regnoit en Baterie et pour ce est le premier et principal ars Gramaire, par lequel l’en vient et aprant tous les autres ars par la figure des letres de A, B, C, que les enfans aprannent premierement, et par lesquelz aprandre et sçavoir l’en peut venir a toute science, et monter de la plus petite letre jusques a la plus haulte.

Logique est aprés une science d’arguer choses faintes et subtiles, coulourees de faulx argumens, pour discerner et mieulx congnoistre la verité des choses entre le faulx et le voir, et qui rent l’omme plus subtil en parole et plus habille entre les autres…

Rhetorique est science de parler droictement, et a quatre partie en soy a lui ramenees, toutes appliquees a son nom ; car tout bon rhetoricien doit parler et dire ce qu’il veut moustrer saigement, briefment, substancieusement et hardiement…

Geometrie est science de mesurer et faire par proporcion la taille des pierres et des merriens, et la perfection des tours rondes et quarrees ; de faire et edifier les chasteaulx, salles et maisons pour habiter, les clochiers et autres edifices en ront, en triangle et en quarreure, et les mener droit sanz boce jusques a leur perfection ; faire tonneaulx et autres vaisseaulx de certaines pieces, longueur et grosseur, et aucunefois cornus, comme sont les baingnoueres et autres vaisseaulx, par contrainte de cercles de certaines pongnies, par les lieures des osiers ; faire nez et galees en mar. Et cest arts s’applique aux fevres, charpentiers et maçons, ausquelz, se ilz sont bons ouvriers de leurs mestiers…

Arismetique est science de getter et compter par le nombre des augorisme et autre nombre commun, et de mesurer et arpenter les terres, les boys et choses semblables, pour sçavoir la haulteur des choses en alant vers le ciel ; la largeur des eaues et des rivieres, la parfondeur des puis et des concaves de la terre ; de sçavoir les heures, les temps, les minutes et les momens ; pour sçavoir le commencement des jours et des nuis, des sepmaines, des moys et des ans ; pour venir au grant miliaire et sçavoir par ce nombre, en querculant, la revolucion des temps et congnoistre le cours du souleil et de la line, et du zodiaque…

Astronomie est une science de la congnoissance des estoilles et des sept planettes erratiques et principales, c’est assavoir : Mars, Mercurius, Saturnus, Jupiter, Sol et Luna ; de leurs influences et disposicions selon leurs qualitéz et conjunctions en divers signes et leurs oppositions, pour jugier des inclinacions naturelles des hommes selon leur nativité, et aussi des fertilitéz ou sterilitéz des terres et des fruis, des chauls et des froiz, des sentéz et maladies des gens et des bestes ; de sçavoir le compost du souleil et de la lune, de partir les ans et trouver les bisextes et leurs conjunctions des lunes pour ordonner leurs saingnies, et les temps de prandre medicine, et autres choses qui de ce se despendent.

Musique est la derreniere science ainsis comme la medecine des.vii. ars ; car quant le couraige et l’esperit des creatures ententives aux autres ars dessus declairéz sont lasséz et ennuyez de leurs labours, musique, par la douçour de sa science et la melodie de sa voix, leur chante par ses .vi. notes tierçoyees, quintes et doublees, ses chans delectables et plaisans, lesquelz elle fait aucunefois en orgues et chalumeaux par souflement de bouche et touchement de doiz ; autrefoiz en harpe, en rebebe, en vielle, en douçaine, en sons de tabours, en fleuthes et autres instrumens musicans…

Or sera dit et escript cy aprés la façon des Balades 

Et premierement est assavoir que il est balade de huit vers, dont la rubriche est pareille en ryme au vers antesequent, et toutefois que le derrenier mot du premier ver de la balade est de trois sillabes, il doit estre de .xi. piéz, si comme il sera veu par exemple cy aprés ; et se le derrenier mot du second ver n’a qu’une ou deux sillabes, ledit ver sera de dix piéz ; et se il y a aucun ver coppé qui soit de cinq piéz, cellui qui vient aprés doit estre de dix.

De la façon des Virelais

Aprés s’ensuit l’ordre de faire chançons baladees, que l’on appelle virelais, lesquelz doivent avoir trois couples comme une balade, chascune couple de deux vers, et la tierce semblable au refrain, dont le derrain ver doit, et au plus pres que l’en puet, estre servant a reprandre ledit refrain, ainsi comme le penultime vers d’une couple de balade doit servir a la rebriche d’icelle. Et est assavoir que virelais se font de pluseurs manieres, dont le refrain a aucunefois .iiii. vers, aucunefois .v. aucune .vii., et est la plus longue forme qu’il doye avoir, et les deux vers aprés le clos et l’ouvert doivent estre de .iii. vers ou de deux et demi, brisiéz aucunefoiz, et aucunefois non. Et le ver aprés doit estre d’autant et de pareille rime comme le refrain, si comme il apparra cy aprés :

Amen.

Demoustracions contre sortileges

La pratique de la sorcellerie, des sortilèges et de la magie liée donc à l’astrologie était très populaire au Moyen-Âge. On raconte même que Louis d’Orléans était un grand adepte des sciences occultes. Jean de Bar qui lui avait promis de faire apparaître le diable, échoua dans sa tentative. Le duc n’hésita pas à le brûler pour n’avoir pas tenu son engagement. Deschamps avait été initié à l’Astrologie durant sa jeunesse. Dans cette démonstration contre les sortilèges, il s’appuie sur quelques exemples pour prouver que quiconque s’adonne à cette pratique finit mal.

« Demoustracions qu princes terriens ne nulz vrayz crestiens ne doivent enquerir, ouvrer ne user des choses advenir, mucees, occultes et secretes, ou qui a ce puelent estre appliquees par astrologie, par goemancie, par nygromancie, par ydromancie, par pyromancie, par cyromancie, par experimens, supersticions d’auspices, des encontres discerner, d’auguremens par le chant et volement des oiseaulx, par les membres des bestes mortes, par art magique, par invocacions, interpretacions de songes et pluseirs autres vanitéz qui ne sont pas sciences, fors a parler improprement ».  

Comment Zozastres qui trouva ces ars fut tué par Nynus

« Zozastres, qui regnoit en Batrie, et trova ces ars magiques, fut par Nynus tué, qui lui osta la vie et le royaume, et ardit partie de ces faulx livres. Et ce recite monseigneur Saint Victor ou second livre de la Vanité du monde, et ja soit ce que Nynus ne fust pas juste, Dieux lui voult donner victoire sur plus mauvés, afin que plus grant mauvestié ne regnast ».

Comment Athlas perdit son royaume

« Athlas, jadis roy d’Espaingne, fut chacié et bouté hors de son royaume, et s’en fuy en une montaigne en Grece, qui pour ce est encore appelee Athlas. Et si faingnent les poetes que pour sa grant astronomie il porte et tourne le ciel ».

Comment Neptanabus fut tué par Alixandre

« Neptanabus, roy d’Egipte, qui tousjours avoit ses recours aux ars mathematiques et aux divineurs, fut entreprins de.xiiii. nascions de Barbarie et ainsi comme de tout Orient. S’en fuy honteusement en Macedoine en habit de phillosophe, et en la fin Alixandre le bouta en une fosse et lui rompit le coul. Et ainsi fina mauvaisement ». 

Comment Jaques, roy de Maillorgues, perdit son royaume 

« Jaques, roy de Maillorgues, qui estoit moult enclin a telles divinacions et a eslire heures et jours pour son partement et autres besongnes siennes, eslut heure par astrologie de partir d’Avignon, ou il ala, et perdit et la vie et le royaume. Ferrant,ponce de Flandres, fut deceu par divinacion, quant il vint en France pour combatre, car le respons lui fut donné de l’ydole a qui il ala, qu’il entreroit a grant joye a Paris. Et par ce il entendit avoir la victoire. Mais il fut desconfit et prins honteusement, et admenéz lié et enferréz a Paris, dont tout le peuple o tresgrant joye… »

Comment Pompee fu deceu par les sors en Delphos

« Item ainsi sont finéz, et est mal venu a tous les princes et autres qui par telles divinacions ont voulu enquerir les choses et fortunes advenir, et de ce il appert en Lucan du filz Pompeius, qui ala enquerir de par son pere aux sors en Delphos, qui vaincroit la bataille de Thessalle, en laquelle a la fin de trois jours il fut sibjugué de Julius Cesar, et s’en fuy devers Tolomee, roy d’Egipte, cuidant estre son grant ami, mais en la fin Tolome lui fist tranchier la teste, et l’envoya en present a JuliusCesar, pour avoir sa grace… »

La complainte de l’Eglise

Alors que Boniface IX est pape à Rome, Clément VII et Benoît XIII se déclare antipapes et ne veulent pas reconnaître son autorité. Ceux-ci vont même jusqu’à tenir une cour papale à Avignon avec la bénédiction du roi Charles VI. Ces divisions au sein de l’Eglise et les dérives de celle-ci exaspère Eustache deschamps, jusqu’à composer cette complainte.

Ecrite en latin puis traduite à la demande du duc de Bougogne, qui espérer ainsi convaincre les Anglais à se rallier à la cause du pape Clément. En évoquant les blessures contractés en Egypte lors des croisades, il reproche aux Chrétiens de ne pas s’unir en mettant fin au schisme pour libérer Jérusalemn et les Lieux saints des mains des sarrasins. Il menace même ceux qui s’opposeraient à l’initiative de convoquer un concile général pour la réconciliation, de la réalisation des affreuses prédictions des prophètes Isaîe et Jeremie.

Cy commence la dolente et piteuse complainte de l’eglise moult desolee au jour d’ui

« La povre mere tresdolente, desolee et desconfortee, de laquelle les entrailles sont tranchees et divisees en deux parties pour le pechi » et abhominacion de se enfans forlignans de la voye [de] justice, meurs et condicions de leur Pere pardurable, a tous les empereurs, royas et princes de la religion chrestienne, a leurs conseilliers, justiciers, presidens et gouverneurs de la chose publique, mes filz adoptéz et legitimes, rachatéz pour l’amour et le sang de leur pere, salut en la pitié et misericorde d’iccellui…

Pour ce que le commencement de toute sapience est craindre Dieu, pour quoy vouléz vous servir et servéz au Prince du monde, c’est l’ennemi de la char et homicide de l’ame, tendens a vostre destruction, qui par son orgueil, angelz jadis portans lumiere, soy voulant eslever sur son Seigneur, est aiz Princes de tenebres, desvoyans par temptacions de choses mondaines voéz pensees divines, desirans pour la perdicion de sa gloire inrecuperable avoir compaingnons a ses peines, qui par cou…

Le seconde beatitude est que vous soiéz humbles e debonnaires les uns aux autres et a voz subgiéz, sans contendre par pechié couvoiteus des terres, seignouries et couvoitises du monde desraisonnables…

La quarte beatitude est que vous devéz avant soufrir grant famine et pestillence de faim ou de mort, que vous osiéz separéz de vraie justice, laquele vous devéz faire a un chascun sanz accession de personne, dont il est escript…

La quinte beatitude si est que vous faciéz misericorde a voz prochains, c’est assavoir aux oppressez, povres et debilites et a ceuls qui mesprannent d’aventure, en faisant vostre grace et misericorde au relevement d’iceuls en toute charité et bonne affection, et vous ne pourréz faillir que vous ne obtenéz de vostre pere misericorde, dont il est dit …

La septiesme beatitude est que vous aiéz et améz paix entre vous sanz couvoitise de ces choses terriennes, dont vous mouvéz si merveilleuses et perilleuses guerres contre voz corps et voz ames, et vous vouléz estre appelléz filz de Dieu, et pour ce dist il …

Mais les dessencions, rapines, guerres, traisons, couvoitises, envies, detractions, murmures et glotonnies, dissolucions de corps, larrecins, homicides et autres pechiéz innumerables qui sont en vous perseverens sanz paour ne crainte de vostre pere, et ce que vous estes diviséz ensemble, font [que] vostre povre mere a qui vous avéz tollu et osté de ses entrailles et encores faictes de jour en jour ses posessions, franchises, douaires et libertéz qu’elle tient de vostre Pere, et qui la constitua en son lieu pour vous recreer sounz le gouvernement d’une seul pastour fait et eslu sainctement et canoniaulment, toutefoiz que vous vouldriéz venir a refuge de  voz maulx, confesser yceuls et repentir de voz pechiéz en honne contriciton, est ainsi troublee et divisee par long temps et en adventure d’estre a tousjours mais en desolacion par vostre coulpe en division, se vous n’estes ces choses briefment considerans…

Ainsis et semblablement par sa douce pitié et misericorde, vueille mettre en voz couraige l’obeissance et perseverence de sa saincte loy et remouvoir la vengence et persecucion promise a ceuls qui percevereront en mauvaises euvres contre ses sains commendemens, afin que par la bonne paix et union que vous reformeréz ensemble, tant espirituelment comme temporelment, vous puissiéz placquer son ire et lui appaisier telement que vous en acqueréz renommee pardurable en ce monde et aprés a voz ames la couronne de gloire et le royame qui durra sanz fin, et que par vostre bonne reformacion je puisse de vous chanter a tousjours hympnes et louenges de memoire pardurable a l’oneur, gloire et exaltacion de la Saincte Trinité, le Pere et le Fil et le Saint Esperit, un Dieu en trois personnes, qui vit et regne par tous les secles des secles.

Amen

Pièces en latin 

On en compte onze écrites en latins, dont voici une traduite en Français.

Commemoracio hystorie senonum gallorum, compilata et rithmata per Eustacium de Campis, ultra cirtutum in Campania (Histoire de France)

L’auteur décortique la situation de la France, et conclut à sa déchéance. Il compare son pays d’alors  à celui du temps de Clovis, de Charlemagne, Charles martel, les Pépin, dont il vante les exploits face aux Romains. Du règne de Charlemagne et ses successeurs il met en exergue le droit et la justice qui ont prévalu, le respect de la religion et l’encouragement et la protection des études. La France où selon lui règnent désormais les vices (même dans l’Eglise), le pillage et le vol est plongée dans le malheur et le déclin. C’est là une punition de Dieu.

D’autres textes courts figurent dans le manuscrit. Il s’attaque à la ville de Paris en proie à des émeutes sanglantes. Il met en garde contre la colère de Dieu et la punition qui pourrait  s’abattre sur les réformateurs populaires (reformatores populi). Mais aussi sur les princes qui ne gouvernent pas justement, et ne protègent  pas les pauvres et les faibles. A la France il prédit la même déchéance que celle qui est arrivée à Rome.

Extraits avec traduction:

Oh, vous français, anciennement Senonences ,

Origine Suèves,

Prennyo engendré du Père,

Qui a affirmé, guerre sanglante,

Rome aussi, vous avez été très féroce,

Cent mille dans le même temps d’aider,

Provence Sens armé

Montagne jeudi et en gras

En passant, si nombreux [at] soumis

Italie, les gens. enrichi

En ce qui concerne le Delphi, il n’est pas capable de la place…

O  vos Galli, quondam Senonences,

Suevorum origine duces,

 Ex Prennyo patre procreati,

Qui Rmanos, armorum atroces,        

Romam quoque, vos magis feroces,

Centum mille simul adjuvati,            

Provencia Senonis armati,     

Montem Jovis et tanquam audaces   

Transeundo, tot[am] submisisti         

Ytaliam, Puliam. ditati          

Circa Delphos, non loci capaces,

Après les monarchales du monde romain,

Vos rois sont impériaux

Votre nation a racheté taxes.

Les Troyens ont démarré la note

De la France, les Français étaient merveilleux,

Ou le comportement féroce et la vie

Les commentateurs interprètent, donc,

Dans les bras sur tous admissibles

Vous avez été en baisse tout

Par la force des armes, détient les climats,

Robbusti du corps et mince,

Puis le libre, liberté large…

Post Romanos, mundi monarchales,             

Reges vestri sunt imperiales,             

Et gens vestra redemit tributa.          

A Troianis exorti nobiles       

De Francio Franci mirabiles,             

Aut feroces moribus et vita   

Interpretes interpretant, ita, 

Super cunctos in armis habiles          

Vos fuisse submittentes cuncta        

Vi armorum orbisque climata,           

De corpore robbusti, graciles,           

Tunc liberi, libertate lata.

…Depuis le règne de ce roi est Charles le Grand,

Dieu géant, General bon

Engendré choses. Dont prophétisé

Sibylles et donc ils ont dit

La vérité sur ses propres dispositifs,

La science, la vie et le caractère,

Qui concernent toute suffisante.

…Ab hoc rege est Karolus Magnus,

Dei gigas, imperator bonus   

Genitus que. De quo prophetarunt   

Sibilline et tantam dixerunt   

Veritatem de suis artibus,     

Sciencia, vita et moribus,      

Quod narrare nulli sufficiunt. 

Espagne fut un grand roi modérée

Aragon et les Saxons ont éclaté

Gascogne et Aquitaneam,

La foi musulmane de l’appliquer.

De nombreuses guerres t-il un collège

Pour le nom de Jésus, et aussi

[Cette] étude, le clergé, la connaissance

Paris de loin,

Et a choisi les meilleurs enseignants

Pour enseigner par sa grâce

Sept arts. De chevalerie

Excellent et toujours offre…

Hyspanias magnus rex subegit,         

Arragonos et Saxones fregit,            

Wasconiam et Aquitaneam,  

Sarracenos ad fidem coegit.  

Bella multa ibidem collegit   

Pro nomine Jhesu, ac etiam   

[Is] studium, clerum, scienciam        

Parisius de longe dirigit,       

Et magistros optimos elegit   

Ad docendum per sui graciam          

Septem artes. Inde miliciam  

Peroptimam semperque porrigit

La crainte de Dieu est dans le cœur,

Dévotion, la piété a régné,

Religion ensuite honoré

responsables de l’humilité Ligné,

Le gouverneur de l’amour populaire

Un spécial d’une seule main,

Exalté lui-même l’habitude de ne pas

Chacun d’entre eux, ni manger

De choses différentes, mais c’était suffisant

Pour chacun de, il pourrait être satisfaite

Le seul plat qui était.

Il a occupé le petit Etat…

Timor Dei in cordibus erat,   

Devocio, pietas regnabat,      

Religio tunc honorabatur,     

Humilitas principes regebat,  

Populares amor gubernabat   

A propriis quisque utebatur,  

In habitu non elevabatur       

Quis eorum, neque manducabat       

De diversis, sed sufficiebat   

Unicuique, ut saturaretur      

De ferculo solo quod habebat.          

Parvum statum is horum tenebat.     

Sic corpora ben regebantur… 

…Attention maintenant à faire ces choses…

Mais nos actions sont difficiles,

Orribiles événement à venir:

Cesse, notre honneur et hommage,

Gloire. Nous sommes désormais inutiles,

Appropincat le terme fixe

Jheremie, ce qu’il a dit.

Alors qu’ils voient à ce sage:

Retour à l’Est

Dominum euh, aussi la règle…

Actus autem nostri difficiles,           

Orribiles venient eventus :    

Cessat noster honorque et butus,      

Gloria. Nunc sumus inutiles,

Appropincat locutus.

Sic super hoc videant prudentes :     

Revertantur ad orientales,     

Domin[i]um, quoque principatus…

Les Ballades

Elles sont au nombre de 1032 principalement moralisatrices. Voici les extraits de quelques unes d’entre-elles.

Le vrai bonheur est aux champs

En  retournant d’une court souveraine

Ou j’avoie longuement sejourné,

En un bosquet, dessus une fontaine,

Trouvay Robin le franc, enchapelé a,

Chapeauls de flours avoit cilz afublé

Dessus son chief b, et Marion sa drue.

Pain et civoz d l’un et l’autre mangue

A un gomer e puisent l’eaue parfonde.

Et en buvant dist lors Robins qui sue

J’ay Franc Vouloir, le seigneur de ce monde.

Hé! Marion, que nostre vie est saine

Et si sommes de tresbonne heure né

Nul mal n’avons qui le corps nousmehaigne.

Dieux nous a bien en ce monde ordonné;

Car l’air des champs nous est habandonné;

f5 A bois couper quant je vueil m’esvertue

De mes bras vif; je ne robe ne tue;

Seurs chante; je m’esbas a ma fonde.

Par moy a Dieu doit grace estre rendue

J’ay Franc Vouloir, le seigneur de ce monde…

Au mois de mai

Nobles mois, peres de Zephirus,

Oncles Juno et frère de Pallas,

Cousins germains la dieuesse Venus,

Qui tant de filz et tant de filles as,

Tu es premiers qui par amours amas

Et qui au bois donnas toute verdure,

Fueilles et flours, et la terre honouras

Amer te doit pour ce toute nature… 

Tu resjouis vieulz, jeunes et chanus;

A ton venir t’encline c chascuns bas

Tu faiz amer granz, riches et menus,

Bestes, oiseauls sont tuit prins en tes las

D’eulx conjoir, de nigier d ne sont las,

De faire fruit chascun a sa droiture,

De hault chanter tel pouoir leur baillas

Amer te doit pour ce toute nature.

Dire et faire sont deux.

Que vault preschier au sourt qui goûte n’oit?

Que vault semer sur pierre le froument?

Que vault monstrer a cellui qui ne voit?

Que vault le lire a cellui qui n’apprant?

Que vault enter sur tron qui ne reprant?

Cilz pert son temps qui télé euvre pourchace,

Combien qu’aucuns dient communément

C’est trop bien dit, mais querez qui le face… 

Que vault li homs qui autrui mal perçoit

Et ne voit pas son propre encombrement a,

Et qui en lui pour son preu b ne conçoit

La parole de bon entendement?

Autant vauldroit oir venter le vent;

Car telz gens ont toudis un pié sur glace,

Qui se muent de moment en moment.

C’est trop bien dit, mais querez qui le face…

Danger des richesses

Quel nature ont les richesces mondaines,

Ne quel pouoir ont li prince mondain ?

Les richesces sont laides et villaines

Quant elles font un noble cuer villain.

Li grant seigneur et !i plus souverain,

Quel force ont ilz, quel vie et seurté ?

Plus seurs vit povres en povreté,

Aise de cuer, sains des membres du- corps,

Que roys ne fait, tristes en sa plenté;

Souffisance est un tresriches tresors… 

Qui jadis fist regner les gens rommaines;

Puis perdirent, quant ilz prindrent le train

De convoitier par leurs vies haultaines.

L’eglise en est divisée, s’en plain a;

Flandres aussi en est mise a l’estrain,

Espaingne en a changié sa royauté

Et Barnabo en fut desherité.

Prince ne puet sanz raison estre fors.

Soyons piteus, fuions iniquité:

Souffisance est un tresriches tresors…

Il vaut mieux servir Dieu que le monde

Les deux seigneurs, dont l’un est souverain,

Auquel des deux vault mieulx servir sa vie ?

Ou au plus grant qui est de pitié plain,

Qui congnoist tout, qui donne et ne toult mie,

Qui le meffait pardonne a sa maisgnie,

Quant se repent, et les a en chierté;

Ou au moien seigneur, plain de fierté,

Qui donne et toult et qui n’a rien estable

Et qui pugnist sanz grace et sanz pité ?

jo Perilleus est, attrayant, decevable. 

Le grant seigneur tout puissant, souverain,

Le tresparfait qui toute chose lie,

Qui tout crea, qui fist d’Adam Evain,

Dont se despent toute humaine lignie,

Ciel, terre et mer, qui tout a en baillie,

A depuis prins no povre humanité

Et voult sentir nostre fragilité;

Pour le pechié d’Eve et d’Adam dampnable

Mourut en croix; le monde ot en vittë

Perilleux est, attrayant, decepvable…

Il faut toujours avoir lesyeux fixés sur France

Vous qui voulez parmi le monde aler

V Pour croistre honeur et querre renommée,

Dela les mons, ou pais d’oultre mer,

En divers lieus par chascune contrée,

Quant vous arez la terre advironnée,

Veuz les gens, eu de tous congnoissancej

Les airs, les vens et la loy ordonnée,

Tournez toudis le bec pardevers France… 

La vous devez pour vivre acheminer,

La est honeur et vaillance esprouvée,

La est la court du grant roy qui n’a per,

De tous deduis, de richesce parée,

Et de tous biens est la terre peuplée

La des subgiez est vraie obeissance,

Et quant peuples la nul temps ne s’effrée

Tournez toudis le bec pardevers France…

On obtient tout avec de l’argent

En alant jouer a Saint Poul,

Oy deux gens qui arguoient a,

Dont l’un disoit que ceuls sont foui

Qui trop grant estat desiroient,

Et qui trop d’avoir acqueroient,

Et qui vont encor convoitant;

L’autre dit: Pourquoy ne feroient?

Adès tine b il qui a argent.

Non fait, car tout ne vault un cho!

to Tost ont perdu ce qu’ilz avoient;

Par cas soudain perdent le col,

Car leurs richesces les ennoient

Souvent mourir convoiteroient

Les saiges avoir pour tourment.

Ja chi ja d, pourquoy le lairoient ?

Adès fine il qui a argent…

Guerre aux Anglais

En mon dormant vi une vision

Ou un songe, dont trop me merveilloie,

Qu’en granz forests ot un

jeusne lyon,

C’un lepardiau a de jour en jour guerroie.

Et ce lion n’entendoit toutesvoie

Fors a moutons et pourceauls estrangler:

Vaches, brebis et chievres fist trembler.

 

Mais ce liepart aux cerfs et sangliers groingne,

Et aux levriers’voult sa guerre mener;

Bon fait toudis penser a sa besongne.

Lors fut doubtë en celle region,

Car es pais 4de ce lion s’avoie c,

Maint fort y

tint et mainte garnison,

De jour en jour son pais afoibloie.

Mais il n’est nul du lion qui se voie…

Sur les vices du siècle

Depuis que Dieu fist terre et firmament,

Et qu’il crea premièrement le monde,

Lune et souleil qui se part d’Orient,

Setemptrion, Midi, d’Occident l’onde,

L’eaue, le feu, l’air et la mer parfonde,

Bestes, oiseaulx et tous les animaulx

Ne fut autant de pechiez et de maulx

Comme j’en voy regner et advenir

Dss plus petiz et jusques aux plus haulx;

Par ce devroit tost cilz secles fenir… 

Et on en voit desja l’aprouchement,

Dont nous sommes assez pres de la bonde

Se l’escripture et Jhesucrist ne ment

Car nous veons partout a la reonde

Guerre esmouvoir, que cité l’autre affonde

Lune et souleil avoir divers signaulx,

Terre mouvoir jusques aux infernaulx,

Gent contre gent faire guerre et tenir,

Et roys enfans es regnes principaulx

Par ce devroit tost ce secle fenir…

Bahde.

Le mérite n’est pas dans le nombre

Renar sestoit jadis en sa tesniere;

Assiegiez fut du noble lion

D’un seul costé, mais Renars, par derriere,

Fist a son ost mainte derrision

Mainte pierre lui lança de canon

Et maint carrel lui lança d’arbalestre

L’ost fist petit qui estoit grant foison.

L’exploit n’est pas a grant quantité estre

Car Bruns li ours a tout sa grant banniere,

Tybert le chat et Grimbert le tesson

Et Ysangrin d qui sist sur la bruiere,

Ne firent rien fors veoir le dongon

Trait n’orent il ne engin qui fust bon 

N’abillement pour assaillir cel estre a,

Et Renars fist toudis sa garnison

L’exploit n’est pas a grant quantité estre… 

Le siege estant, vint une pluie fiere,

Qui l’ost moilla entour et environ;

Si firent lors les aucuns mate chiere.

L’un a l’autre disoient Que fait on ?

Je ne le sçay, dit le sanglier Jefon,

Ne je ne sçay dont tel conseil puet nestre,

De venir ci tant bestail de renon

L’exploit n’est pas a grant quantité estre…

Contre les Flamands

De tous les maulx qui puent advenir

En ce monde soit la terre maudite,

Sanz fruit ne nour ne semence venir,

Sanz avoir loy, si que nulz n’y habite,

Et a tous soit la gent du lieu despite;

Comme Caym soient fuians maudis,

Pour leurs meffais, H faulx Flamant traitre, 

Gand en Flandres et tout le faulx pais

Qui ont voulu contre droit se tenir

Par leur orgueil, s’en aient leur merite;

Leur vray seigneur n’ont voulu obeir,

Leur souverain n’ont prisié une mite.

Ville n’aient, fortresse ne garite,

Destruis soient de tous peuples destruis 

A ce coup soit de touz poins entredite

Gand en Flandres et tout le faulx pais…

Misère du pauvre peuple

L’autrier si com je m’en venoie

De Busancy, de Setenay,

Oy pluseurs gens en ma voie,

Et sitost que Meuse passay,

Uns paisans dist Je ne scay

Comment on se pourra chevir.

Je voy chevaulx prandre et ravir,

Moutons et aumaille a tuer,

Par gens qui nous en font fuir

Ja piet n’en puist il retourner. 

L’autre dist Ce seroit grant joye

Tout mettent le monde en esmay,

Tasse n’est, bourse ne courroye

Qu’ilz ne visitent, bien le sçay;

Cheval, poulain ne jument n’ay,

Huis a brisier, coffre a ouvrir,

Ne drap linge ou l’en puist gesir,

Ne bonne robe a emporter

Et si m’a l’un voulu ferir

Ja piet n’en puist il retourner. 

Quel part vont il? Qui les convoie ?

Qui sont ilz? Je le te diray….

Qualités que doit avoir un roi

Depuis que Dieux, par sa grace divine,

En succedant met homme en royauté

Mondainement, il doit estre benigne,

Misericors, doulz et plain de pité

A toutes gens, a leur simplicité,

Et doit souverainement 

Justice amer et la faire ensement;

Car justice est li vrais sieges des roys,

Et qui les fait regner, non autrement,

Preux et vaillans, doulz, larges et courtois.

Premier a Dieu son cuer et corps encline,

Recongnoissant de lui sa dignité,

Serve, doubte, aimt de pensée enterine

Et a lui seul ait son affinité.

Aux membres Dieu soit plains d’umilité,

Son peuple aime bonnement,

Et son pais garde diligemment.

Et se guerre a, garnisse ses destrois 

Maintiengne soy par les bons saigement,

Preux et vaillans, doulz, larges et courtois…

Contre les exactions des grands seigneurs

En une grant fourest et lée

N’a gaires que je cheminoie,

Ou j’ay mainte beste trouvée,

Mais en un grant parc regardoye.

Ours, lyons et liepars veoye,

Loups et renars qui vont disant

Au povre bestail qui s’effroye

Sa de l’argent, ça de l’argent

Ou fut tel paroule trouvée

De bestes trop me merveilloie.

La chievre dist lors Ceste année

Nous fera moult petit de joye

La moisson ou je m’attendoye

Se destruit par ne sçay quel gent. 

Merci, pour Dieu, et va ta voye.

Sa de l’argent, sa de l’argent…

De la paix avec les Anglais

Antre Beau Raym aet le parc de Hedin

Ou moys d’aoust qu’om soye c les fromens,

M’en aloye jouer par un matin.

Si vi bergiers et bergieres aux champs,

Qui tenoient la leurs parliers moult grans

Tant que Bochiers dist a Margot la Broingne

Que l’en aloit au traictié a Bouloingne,

Et que François et Anglois feront paix.

Elle respont: Foy que doy ma queloingne!

Paix n’arez ja s’ilz ne rendent Catays.

Lors vint avant Berthelot du jardin,

Qui respondit La paix suis desirans,

Car je n’ose descouchier le matin

Pour les Anglois qui nous sont destruisans

Mais dire oy, il a passé dix ans,

Qu’a leur dessoubz a quierent toudis aloingne

Pour mettre sus leur fait et leur besoingne,

Et puis courent le regne a grans eslays

Maint l’ont veu, et pour ce je tesmoingne

Paix n’arez ja s’ilz ne rendent Calays. 

Après parla, par grant courroux, Robin

A Berthelot et lui dist Tu te mens,

Car les François et les Anglois enfin

Veulent la paix, il en est des or temps;

Trop a duré la guerre et li contens,

Ne je ne voy nul qui ne la ressoingne.

Certes, tout ce ne vault une escaloingne,

Ce lui respont Henris li contrefais;

Encor faulra chascun porter sa broingne~

Paix n’arez ja s’ilz ne rendent Calays….

Prière à saint Jean l’Évangéliste

Jeunes justes en tes euvres parfais,

Odorans fleur de la virginité,

Homs merveilleus a descripre les fais

Du vray filz Dieu et de sa deité,

Nourris ou pis de sa divinité,

Nulz sains ne puet a ta haultesce ataindre;

Estables a cuers qui tant as profité,

Soiez pour nous au jour que l’en doit craindre. 

Jhesus H doulz, pour noz pechiez deffais,

Si te monstra grant signe d’amisté;

Tu es tesmoing de son sainctisme lays

A sa mort fus et pour ta dignité

Euz en garde la ftour d’umilité,

La chandelle qui ne pourroit estaindre.

Tesmoinage portas de verité

Soiez pour nous au jour que l’en doit craindre… 

Dieu se plaint de l’ingratitude des hommes 

Tout me doubte, sert, obeist et craint

En ce monde, fors seule creature.

Uair, la terre, eaue et feu ne se faint

De moy servir, chascun a sa droiture

L’air fait le jour pour labour et pasture,

Et pour repos va la noire nuit querre;

L’eaue decourt pour douce nourreture,

Mais contre moy seulz homs estrive et erre. 

Tousjours art feux qui nulle foiz n’estaint,

Et le souleil donne sa clarté pure, 

Qui touz les fruis a meureté contraint,

Que la terre doit germer par nature.

Elle me sert; les nu temps n’ont cure

De moy troubler; chascuns ensuit son erre,

Et leur subgiet a sanz pechié ne laidure,

Mais contre moy seulz homs estrive et erre…

Toute vérité n’est pas bonne à dire

Regnart qui scet du bas voler et

En yver trop grant fain avoit,

Mais viande ne pot trouver,

Dont a bien pou qu’il ne mouroit.

Sur la singesse qui gisoit

Va Regnars li malicieux,

Et dit que moult sont gracieux

Ses enfans. Lors prist elle a rire,

Et ot mengier delicieux

Tuit voir ne sont pas bel a dire. 

Quant saoulz fu, lors prist a troter,

Et Ysangrin a venir le voit,

Qui de fain ne pouoit aler,

Et demande dont il venoit.

Certes, fist il, je viens tout droit

De bien aise b disner tous seulz

Sur c la singesse, qui a deux

Singes treslaiz alez y, sire,

De mentir ne soiez honteux

Tuit voir ne sont pas bel a dire. 

Lors dist: Me voulez vous moquer?

Qui saige est ja ne mentiroit

O la singesse vois disner.

Et quant la dame l’aperçoit,

De ses enfans lui demandoit:

Si dist qu’ains ne vy si hideux.

Sur lui queurent celles et seulx,

Mordent et font tant de martire

Qu’a paine s’eschappa d’entre eulx

Tuit voir ne sont pas bel a dire….

Il faut faire le bien

Sept fois le jour chiet le juste en peché,

Selon le dit de l’escripture sainte;

Que fera donc le pecheur enteché

Si mortelment de mortel playe mainte,

Qui est a tout vice enclin,

Percevereux sanz regarder la fin ?

Se pitié n’est, grace et misericorde,

Mercy crians, repentans de cuer fin,

Dampnez sera, et raison s’i accorde. 

Chascun de nous a Franc Vouloir fiché joo

Dedens son cuer, si devons avoir crainte

De faire mal qui nous est reprouché;

Paour de Dieu soit en noz cuers emprainte

Soyons saige pellerin

A main dextre prenons le droit chemin,

A senestre laisson la vil voye orde

Car qui la suit, selon le droit divin,

Dampnez sera, et raison s’i accorde…

Voyage de Charles VI en Vermandois

Seure chose est a prince de savoir

De son pais la marche et les destrois,

Ceulx qui l’ayment et de corps et d’avoir,

Pour congnoistre qui est H plus adroiz

De ses pays et plus noble frontiere,

Ou il a genz plus noble et plus entiere,

En tout honneur et bon gouvernement,

Pour lui servir plus honnorablement,

En tous estas et par bonne maniere. 

Le roy le puet assez apparcevoir

Par son puissant pays de Vermendois;

Car a Coucy 1 en a fait son devoir

Le bon seigneur, et ailleurs pluseurs fois.

Ne nulz ne vit plus belle heronniere a

Qu’a Saint Aubin, ne d’oiseaux de riviere

Venir deduis ne plus gracieusement.

Vers Foulambray ot maint faucon volant,

Et maint heron pris dessus la praiere… 

A Saint Lambert vint veoir le manoir,

Emmy l’estang, li doulx prince courtoys;

La lui fist on grans poissons apparoir;

Cerfs et biches y vindrent a son choys

De la forest. Puis se retrait arriere,

Au chastel noble et place de Costiere.

Par Le Fere fist son departement,

Acompaigné toudis de noble gent.

Qui veult deduit, en ces marches le quiere…

La fin du monde est proche

Je suis certain de la mutacion

Des royaumes et de la seigneurie

En pluseurs lieux, par la descripcion

De Jhesucrist, Salemon, Jheremie;

Par nostre loy qui d’amer nous escrie

De cuer, d’ame, Dieu, son proesme com soy;

En ces poins pent toute nostre loy,

Li .XII. articles, les dix commandemens

Mais au rebours un chascun faire voy,

Pour ce du mont vient li fenissemens. 

Le bien commun va a perdicion

La loy deffault et l’estude est perie;

Les biens de Dieu sont en vendicion

Les meurs muent de la chevalerie

L’or se depart, tout estat se varie

Justice fault, humilité et foy

Convers, baras, regnent en court de roy

Particuliers sont partout toutes gens;

Religieus, seculiers apperçoy

Pour ce du mont vient li fenissemens. 

Je voy Orgueil et toute elacion

En povreté, avarice qui crie…

Balades amoureuses

Comment l’amant a un jour de Penthecouste ou moys de may, trouva s’amie par amours cueillant roses en un jolis jardin

Le droit jour d’une Penthecouste,

En ce gracieux moys de May,

Celle ou j’ay m’esperance toute

En un jolis vergier trouvay

Cueillant roses, puis lui priay

Baisiez moy. Si dit Voulentiers.

Aise fu; adonc la baisay

Par amours, entre les rosiers. 

Adonc n’ot ne paour ne doubte,

Maisdes’amourmeconfortay; !

Espoir fu des lors de ma route,

Ains meilleur jardin ne trouvay.

De la me vient le bien que j’ay,

L’octroy et li doulx desiriers

Que j’oy, comme je l’acolay,

Par amours, entre les rosiers…

Recommandations à une dame au moment de son départ

Tant me fait mal de vous la departie

Que mon penser ne puet de vous partir,

Pour vo grant bien, chiere suer et amie;

Mon cuer avez pour vo depart martir

Quant ne vous voy. Vueille vous souvenir

Aussi de nous et de nostre aliance,

Et en tout bien vous vueillés maintenir,

Et gardez bien ou vous arez fiance. 

Car au jour d’uy est tant de tricherie

Que l’en ne doit son penser descouvrir

A homme nul, non pas a sa nourrie

Car ou bien est veult l’en le mal querir.

Tousjours se doit saige dame couvrir

Et pou parler, garder sa conscience

Or vous plaise sur ces poins advertir,

Et gardez bien ou vous arez fiance…

A dame Péronne, après la mort de Machault

Après Machaut qui tant vous a amé

Et qui estoit la fleur de toutes flours,

Noble poete et faiseur renommé,

Plus qu’Ovide vray remede d’amours,

Qui m’a nourry et fait maintes douçours,

Veuillés, lui mort, pour l’onneur de celui,

Que je soie vostre loyal ami. 

Tous instrumens l’ont complaint et plouré

Musique a fait son obseque et ses plours,

Et Orpheus a le corps enterré

Qui, pour sa mort, est emmutys a et sours  

Ses tresdoulx chans sont muez en doulours.

Autel a de moy, s’ainsi n’est quant a my

Que je soie vostre loyal ami…

Plaintes d’une dame

Lasse, lasse, maleureuse, dolente

Lente me voy, fors de souspirs et plaings.

Plains sont my jour d’annuy et de tourmente;

Mente qui veult, car mes cuers est certains,

Tains jusqu’a mort et pour cellui que j’ains

Ains mais ne fu dame si fort atainte;

Tainte me voy quant il m’ayme le mains.

Maints, entendez ma piteuse complainte. 

Plainte seray quant j’aym de vraye entente

Ente en semblant a doulce fueille et rains,

Rains en folour qui le semblant faulx plente,

Plente qui a deceu maintes et maints

Mains, tuez moy, quant il est si villains.

L’ayns je? Nenil, puisqu’il m’a s’amour fainte;

Fainte est s’amour par tel douleur par mains

Maints, entendez ma piteuse complainte. 

De lui amer m’avoit mis en la sente;

Sente qui veult que d’autre est ses cuers sains.

Sains, vengiez moy mes maulx vous represente;

Presente suy, qui fais douloureux clains.

Clains m’en a Dieu, car mes cuers est emprains,

Prains de la mort qui m’a pour lui enceinte a;

Sainte Juno, vez les maulx ou je mains

Maints, entendez ma piteuse complainte….

Il nie d’avoir mal parlé d’une dame

Maudis de Dieu et du monde hays

Soit Faulx Rapport, mesdisans Male Bouche

Par qui je suis vers ma dame trahis,

Qui dit que j’ay dit et escript reprouche

De son doulx nom gracieux,

Dont j’ay le cuer si triste et douloureux

Que je ne sçay a qui prendre m’en doie,

Fors que menti si ont celles ou ceulx

Qui ont ce dit penser ne l’oseroie. 

Contre raison suy forment envays;

Oncques ne fis ce qu’elle me reprouche

Ne cause n’ay, car il n’a au pays

Plus noble cuer, ne dame qui me touche

Dont tant soie desireux;

Se j’ay nul bien, c’est

par ses gracieux

Et doulx parlers, quelque part que je soie;

A tousjours mais soient cilz langoureux

Qui ont ce dit penser ne l’oseroie…

Louanges hyperboliques d’une dame

E les vertus et les graces mondaines

S C’onques furent mises en corps humain,

Et les beautez des deesses humaines

Revenoient en ce siecle mondain,

Et feussent vif tuit li mort escripvain,

Et parlassent ceulx qui ont perdu vie,

Ancre et papier ne souffiroit ce mie

Pour escripre les biautez et les biens,

Les sens, honneur, bonté et courtoisie

Que ma dame a, non mienne, et je suy siens. 

Sa grant biauté a trespassé les vaynes

De mon las corps, qui se traveille en vain

Par ses regars et visions soubdaines,

Dont je suy pris mieulx que poisson a l’ain

Merveille n’est se je la doubte b et l’aim,

Quant sur toutes la voy la plus prisée,

La plus tresdoulce et la mieux enseignée,

Qui en honneur ne se doubte de riens…  

Résolution d’aimer sans mauvaise pensée 

Puisque je voy le printemps revenir,

Et puisque j’oy les doux chans des osiaux,

Et es vergiés voy l’erbete venir,

Les prez verdir, florir les arbrissiaux,

Et quant je voy courre les grans ruissiaux,

Tant c’om se puet mirer en la fontaine

Mieul~ que ne fist Narcizus li tresbiaux,

Je vueil ajnier sanz pensée villaine. 

D’Amours doit lors tous amans souvenir;

Le rossignol crie sur les rainssiaux a,

Vray messaige d’amour entretenir

Occy, occy entre vous, damoisiaux,

Faictes de fleurs et de fueilles chapiaux,

Ayme chascun sa dame souveraine;

Et quant tel cry se fait especiaulx

Je vueil amer sanz pensée villaine. 

Les oisiaux voy deux a deux conjoir d,

Biches et cerfs, sengliers, dains et chevriaux,

Et en ce temps pour amours resjoir;

Dont doivent mieulx et naturelment ciaulx

Leur dame amer qui raison ont en yaux…

Adieu de la dame à l’amant.

Adieu le bel, le bon, le gracieux,

Le noble cuer, de tous biens renommé,

Gent corps, puissant en tous fais, vertueux,

Humble, hardy, courtois et bien amé,

Larges en dons, Alixandre nommé,

De qui renoms et geritillesce estrive,

Adieu, adieu, l’un des meilleurs qui vive

Pour vo depart est mes cuers douloureux

Qui au vostre est parfaitement fermé,

Comme au meilleur et au plus amoureux

Et le plus vray qui oncques feust formé;

N’estre de vous ne puet plus bel armé

Ne quechascun plus voulentiers poursuive

Adieu, adieu, l’un des meilleurs qui vive…

L’amant se plaint de la rigueur de sa dame

Se celle n’est a qui je suy donnez,

Je ne pourray pas vivre longuement,

Mais maudiray l’eure que je fu nez

Quant je l’ayme si amoureusement,

Ne ne me veult confort ne esperance

N’un seul regart donner piteusement

Pour ce langui, c’est ce qui mort m’avance. 

Comment puet homs estre si fortunez

Qui ayme’fort et qui sert loyaûlment,

Et sanz’pitié est ainsi demenez

Que de mercy n’a nul allegement ?

Fait bien Amour? Nennil; mais faulsement;

Elle destruit mon corps par souvenance

De celle a qui je suy homs ligement

Pour ce languy, c’est ce qui mort m’avance…

Comparaison d’une dame avec sept héroïnes

de l’antiquité

Des sept vertus et des dons de grace

De quoy Dieu voult creature honnorer,

Vueille embelir a ce jour vostre face,

Et pour vous mieulx, chiere dame, louer,

Face vo cuer en tel lieu assener,

Ce jour de l’an, que vous soiés clamée

La flour des flours et de chascun amée

En vous donnant l’onnour qu’eurent jadis

Judith, Hester, Sarre a, Penelopée,

Menalippe, Rebeque et Thamaris. 

Et par ma foy, se bien dire l’osasse,

Aux sept dames vous puis bien comparer

Car vo biauté Judith en doulceur passe,

Qui par pité voult son peuple sauver

D’Olofernes; et Hester d’onnorer

Assuerus n’ot plus humble pensée

Ne plus loyal ne fu Sarre trouvée,

Ne tant d’onnour n’orent en leurs pais

Judith, Hester, Sarre, Penelopée,

Menalippe, Rebeque et Thamaris…

Chançons royaulx

Elles sont au nombre de 135, dont voici des extraits de certaines d’entre-elles

En retournant d’une court souveraine 

Ci commencent les chançons royaulx

Hé ! Marion, que nostre vie est saine !

Et si sommes de tresbonne heure né :

Nul mal n’avons qui le corps nous mehaigne.

Dieux nous a bien en ce monde ordonné.

Car l’air des champs nous est habandonné.

A bois couper quant je vueil m’esvertue.

De mes bras vif. je ne robe ne tue.

Seurs chante. je m’esbas a ma fonde.

Par moy a Dieu doit grace estre rendue :

J’ai Franc Vouloir, le seigneur de ce monde. 

Tu puéz filer chascun jour lin ou laine,

Et franchement vivre de ton filé,

Ou en faire gros draps de tiretaine

Pour nous vestir, se no draps sont usé.

Nous ne sommes d’omme nul habusé,

Car Envie sur nous ne mort ne rue.

De noz avoirs n’est pas grant plait en rue,

Ne pour larrons n’est droiz que me reponde.

Il me suffist de couchier en ma mue.

J’ay Franc Vouloir, le seigneur de ce monde… 

Prince, quant j’eu franc Robin escouté,

Advis me fut qu’il disoit verité :

En moy jugié sa vie belle et monde,

Veu tous les poins qu’il avoit recité.

Saige est donc cilz gardans l’auctorité :

J’ay Franc Vouloir, le seigneur de ce monde. 

Que vault preschier au sourt qui goute n’oit 

Que vault preschier au sourt qui goute n’oit ?

Que vault semer sur pierre le froument ?

Que vault monstrer a cellui qui ne voit ?

Que vault le lire a cellui qui n’apprant ?

Que vault enter sur tron qui ne reprant ?

Cilz pert son temps qui tele euvre pourchace,

Combien qu’aucuns dient communement :

C’est trop bien dit, mais queréz qui le face… 

Que vault li homs qui autrui mal perçoit

Et ne voit pas son propre encombrement,

Et qui en lui pour son preu ne conçoit

La parole de bon entendement ?

Autant vauldroit oir venter le vent.

Car telz gens ont toudis un pié sur glace,

Qui se muent de moment en moment.

C’est trop bien dit, mais queréz qui le face… 

Prince, au jour d’ui est tel gouvernement

Que li menteur et li dissimulant

Ont tous les biens et du monde la grace,

Et li bon sont vil, povre et indigent,

Que l’en deust amer sur toute gent.

C’est trop bien dit, mais queréz qui le face. 

En mon dormant vi une vision 

En mon dormant vi une vision

Ou un songe, dont trop me merveilloie,

Qu’en granz forests ot un jeusne lyon,

C’un lepardiau de jour en jour guerroie.

Et ce lion n’entendoit toutesvoie

Fors a moutons et pourceaulx estrangler :

Vaches, brebis et chievres fist trembler.

Mais ce liepart aux cerfs et sangliers groingne,

Et aux levriers voult sa guerre mener.

Bon fait toudis penser a sa besongne… 

A ce lion vint adonc un mouton

En lui disant : « Sire, ne vous annoye,

Vous fouléz tous voz bestaulz. Ce voit on

Que tout vous fuit et chascun se desvoye.

Car l’en s’en va es forests de Savoye,

Et l’autre va en Ardenne habiter,

Pour ce que nulz d’eulx ne puet profiter,

Et que chascun vo regime ressoigne.

Tout se destruit, vueilliéz cy advisier.

Bon fait toudis penser a sa besongne. »… 

Prince, a ce mot me convint esveillier

Pour un hahay que j’oy escrier,

Par nuit, en l’ost asséz pres de Coulongne.

Mais je ne scé ce songe interpreter,

Fors que bien sçay, a justement parler,

Bon fait toudis penser a sa besongne. 

Depuis que Dieu fist terre et firmament 

Depuis que Dieu fist terre et firmament,

Et qu’il crea premierement le monde,

Lune et souleil qui se part d’Orient,

Setemptrion, Midi, d’Occident l’onde,

L’eaue, le feu, l’air et la mer parfonde,

Bestes, oiseaulx et tous [les] animaulx

Ne fut autant de pechiéz et de maulx

Comme j’en voy regner et advenir

Des plus petiz et jusques aux plus haulx.

Par ce devroit tost cilz secles fenir… 

Et on en voit desja l’aprouchement,

Dont nous sommes asséz pres de la bonde,

Se l’escripture et Jhesucrist ne ment :

Car nous veons partout a la reonde

Guerre esmouvoir, que cité l’autre affonde,

Lune et souleil avoir divers signaulx,

Terre mouvoir jusques aux infernaulx,

Gent contre gent faire guerre et tenir,

Et roys enfans es regnes principaulx :

Par ce devroit tost ce secle fenir… 

Prince, laissons ces vices generaulx

Et retournons aux biens especiaulx,

Que chascuns doit pour son ame acquerir.

Car, quant on laist les biens celestiaulx,

Pour ces mondains qui sont vilz, vains et faulx,

Par ce devroit tost ce monde fenir. 

De tous les maulx qui puent advenir 

De tous les maulx qui puent advenir

En ce monde soit la terre maudite,

Sanz fruit ne flour ne semence venir,

Sanz avoir loy, si que nulz n’y habite,

Et a tous soit la gent du lieu despité.

Comme Caym soient fuians maudis,

Pour leurs meffais, li faulx Flamant traire,

Gand en Flandres et tout le faulx pais… 

Le roy jamais n’y doye revenir,

Ne moy aussi, a qui riens ne profite.

Cy pers les oeulx, ne je n’y puis dormir

Pour les canons. J’ay leur meschance escripte.

Leur wacarme a troublé mon esperite.

Je loge aux champs, je suis touz refroidis.

Je gis armé, ainsis me remerite

Gand en Flandres et tout le faulx pais… 

Prince, a ce coup leur faictes quatre ou quicte,

Sanz retourner tant qu’ilz soient chetis.

Si que jamais par deça ne me quite

Gand en Flandres et tout le faulx pais.

Ou temps jadis, selon les fictions 

Ou temps jadis, selon les fictions

Des poetes, que les bestes parloient,

Et les oiseaux, vaches, brebis, moutons,

Cerfs et sangliers, maintefoiz s’assembloient,

Asnes, chevauls, et entreulx ordonnoient

Qui bon seroit pour leur nourissement,

Diversement de leurs vivres jugeoient.

Chascun juge selon son sentement… 

Mais les sangliers veulent les fors buissons,

Les glans des boys, bas lieux ou veruilloient.

Et les renars, gelines et chapons,

Et les chievres bois et ronses broutoient.

Les loups la char, com larrons, ravissoient.

Lyons, lyeppars firent semblablement.

Ainsis entreulx divers vivres prenoient.

Chascuns juge selon son sentement… 

Princes, li sens naturelz est tresbons,

Et li acquis vault merveilleusement.

Qui a les deux, il est tressaiges homs.

Chascuns juge selon son sentement. 

S’Alixandre, le puissant roy paien 

S’Alixandre, le puissant roy paien,

Julles Cesar, Hector et leur effors,

David, Josué, Judas Machabeyen,

Artus, Charles et Godefroy li fors,

Qui tant d’armes firent tuit de leurs corps

Que preux sont par tout tenuz,

Estoient tuit au monde revenuz,

Pour faire bien, pris, honeur et vaillance

Seront entr’eulx bien améz et venuz

B. du Guesclin, connestable de France. 

Car, a son temps et par son bon moien,

Du royaume mena les Anglés hors.

Espaingne en fin conquesta et li sien,

Enz ou pais combatit deux foiz lors.

L’une fut prins et, quant il fut ressors

Et de se prinson yssus,

Se ralia et remist ses genz sus,

Le roy Pietre desconfist par puissance,

Henry fist roy et regner par vertus

B. du Guesclin, connestable de France… 

Princes, je dy que chevaliers esluz,

Qui en pou d’ans a fait tant de vertus

Pour son seingeur et a son pays, bien

Doit o les preux lieu avoir ancien

Et estre améz de tous et chier tenus. 

Le lyon noir, orguilleux et felon 

Le lyon noir, orguilleux et felon,

Qui son bestail vouloit tout devorer,

Sanz espargner buef, vache ne mouton,

Brebis, aignel, cerf, biche ne senglier,

Qu’il ne feist destruire et estranglier,

Lui ont requis loy, coustume et usaige,

Qu’il a voulu de tous poins refuser.

Pour ce chacié l’ont hors de son boscage… 

Orgueil fist jadis perir Absalon,

Et Lucifer de paradis getter,

Saul mourir, decapiter Noiron,

Alixandre le roy empoisonner.

Estre humble doit, qui veult sire regner,

Prendre son droit, sanz faire aux siens oultrage.

Autrement a le Noyr voulu ouvrer :

Pour ce chachié l’ont hors de son boscage.

Prince, beste royal est le lyon,

Dont il est pou. Doit avoir vision

De seigneurir son bestail, s’il est saige,

Moiennement, sanz trop d’exaccion.

Autrement fist. C’est sa perdicion :

Pour ce chacié l’ont hors de son boscage. 

Roys Pharaon qui le peuple charga

Roys Pharaon qui le peuple charga

En Egypte par ses subvencions,

Que Moyses a ce temps descharga,

D’Israel fu leurs generacions,

Envoia Dieux dix persecutions

A Pharaon et a toute sa gent,

Mais neantmoins fu dur come uns lyons :

On dit que fol ne doubte jusqu’il prent… 

Car le peuple d’Israel s’en ala

Parmi la mer, et leurs congnacions,

Qu’a sa verge Moyses devisa.

Sanz eulz moullier fu leur transaccions,

Mais aprés eulz envoya Pharaons

Egipciens pour leur destruisement,

Qui se bouterent est inundacions :

On dit que fol ne doubte jusqu’il prent… 

Prince, male est perseveracions.

Par autrui fait chastier nous devons,

Et qui le fait, il œuvre saigement.

Mais se de fait et voulenté ouvrons

Contre raison, en grant peril vivons :

On dit que fol ne doubte jusqu’il prent.

Lays :

Ils sont au nombre d’une centaine, dont voici des extraits de quelques uns d’entre-eux :

Et premierement commence le noble lay de Verité

Trop me vient a grant merveille :

Je sommeille,

Et nul n’est qui me resveille

Ne qui me face veillier.

Et voy que mon sommeillier

Toutes gens nuit et traveille.

Mais toutefois que je veille,

Je conseille

Tout bien. Ne peut perillier

Qui son cuer veult traveillier

Par moy, qui n’ay ma pareille… 

Cilz Dieux, qui nous delivra

Des enfers, et s’enyvra

D’amour et d’umble pité,

Quant son corps pour nous livra

Et de son sang abuvra,

No povre fragilité,

Qu’Adam avoit endebté

Par orgueil, nous delivra

Par amour, par charité.

Joie et pardurableté

Humblement nous recouvra, 

Par moy, Verité, ouvra.

Sanz moy ne se sauvera

Nulz, car de necessité

Estre partout me faurra.

Et quant mes noms defaurra,

Ou qu’il sera en vilté,

Lors regnera Fausseté,

Desraison partout courra,

Guerre, Sterilité,

Traison, Desloyauté,

Nulz oir ne me vourra… 

Ci commence le Lay du Roy

Prince, pour la grant honnour,

La reverence et amour,

L’obeissance et cremour

Que je te doy,

Comme subgiéz a son Roy

Et son seignour

Naturelment, mon labour

Met et employ

A t’y descripre le ploy

D’onneur, de prouesce et foy

Et de valour… 

Voy ou Fortune t’a mis,

Considere tes amis,

Pense a ton fait.

Tu es de meubles desmis,

Et voy que tes ennemis

T’ont pieça fait.

Ilz te destruisent a fait.

Se tu as ami parfait

Croy le et chieris,

Car trop voy de gens faillis

Par leur meffait… 

Aies gens hardis et preux,

Humbles, courtois, gracieux

Et saiges pour toy servir,

Prodommes et cremeteux,

Non pas avers, convoiteux,

Qui ne veulent qu’acquerir.

Fay de ta terre enquerir

Qu’elle puet valoir a ceulx

Qui le scevent. Lors par eulx

Pourras ton estat tenir… 

Escoutéz mon sentement 

Escoutéz mon sentement

Qui avéz gouvernement

Et vous qui vouléz servir :

Car je vous vueil descouvrir

Et ouvrir

Quoy et comment

Le peril et le tourment

Proprement

Qui vous en puet advenir. 

Gardéz vous premierement

De peuple, femme et enfant,

Car ces trois font a cremir.

Pour bien mal font remerir

Et perir

Dolentement,

Leur bon et loial servent

Bien souvent :

Si fait bon ces trois fuir.

Boece qui tant fut saige

De vray cuer et de couraige

Le peuple Rommain servi,

Leur bien crut, mais leur dommaige

Rebouta, et bon usaige

En leur cité establit.

Theodoise contre lui

Fut meuz d’ire et de raige,

Pour ce que par beau langaige

Sa cruaulté deffendit…

Lai de fragilité humaine

Cy commence le lay du desert d’amours

Genievre, Yseult et Helaine,

Palas, Juno ne Medee,

Du Vergy la chastellaine,

Andromada ne Tisbee

N’autre dame trespassee,

Ne nulle vivant mondaine,

N’orent le mal ne la paine

Ne la dure destinee

Qui d’amours m’est destinee,

Dont pale sui, triste et vaine.

Car jadis en la fontaine

De Narcisus fu trouvee

Fresche, coulouree et saine,

Jeusne, gente et desiree,

Requise, chierie, amee,

De beauté la souveraine,

Comme estoille trasmontaine

De toutes pars regardee.

Maint ont leur face miree

En moy, que tristesce maine. 

Quant me souvient des bons jours,

Des sejours,

Des grans festes, des estours

Qui furent en mainte ville

Fais pour moy, et des bohours

Et des cours,

Des robes, des grans atours,

De dueil li corps me fretille.

Quant si ville

Me voy que nulz ne s’abille

Pour moy, je vueil fondre en plours… 

Traductions du latin au français :

Le double lai de fragilité humaine

Très sensible à la condition humaine, l’auteur traduit sous la forme du lai une partie de De miseria humane conditionis du pape Innocent III.  Il utilise ce texte spirituel à des fins moralisatrices. Il offre au roi une copie bien soignée pour la circonstance, un geste certainement pas innocent.

Le Traictié de Geta et d’Amphitrion

Composée par Vital de Blois au XIIe siècle, cette œuvre fait partie de celles minoritaires de l’enseignement grammatical, et donc assez connue et utilisée. Elle a le caractère d’une satire contre l’enseignement de la philosophie et de la théologie dans les universités au Moyen-âge.

Citations d’Eustache Deschamps:

« Mieux vaut honneur que honteuse richesse »

« La vérité n’est pas toujours bonne à dire »

« Car il n’est rien qui vaille franche vie »

Jean de la Fontaine s’est beaucoup inspiré des fables d’Eustache Deschamps. On retiendra notamment qu’il a imité au moins deux d’entres-elles : la Cigale et la Fourmi et le Conseil tenu par les Rats.

Biographie de Raoul de Houdenc:

Trouvère du début du Xie siècle, il serait né en Picardie entre 1165 et 1170 et mort entre 1226 à 1230. Mais son nom nous oriente vers trois villages, dont il porterait le nom de l’un d’entre eux. Il s’agit de Houdan dans les Yvelines, Houdenc près de Beauvais ou Houdain dans l’Artois. Il se destine dans un premier temps à une vie de clerc pour laquelle il est formé, mais s’en détournera très vite. Disciple à ses débuts de Chrétien de Troyes, il en commence ensuite à écrire en l’imitant d’une langue vulgaire. Il mène alors une vie de jongleur allant de cour en cour, avant de se découvrir un don talent pour  la poésie allégorique et la versification. Il se lance alors dans sa propre écriture comme moraliste, et  mène une vie errante et pauvre. Digne successeur de Troyes avec il partage un talent unique dans la manipulation de la langue, il est considéré comme l’un des plus remarquables des auteurs français du Moyen-Âge. On lui reconnaît quatre œuvres essentielles :

Œuvre de Raoul de Houdenc

Écrite dans le dialecte de l’Ile de France considéré comme le plus pur de l’époque, l’œuvre de Houdenc est citée comme exemple pour son style trois siècles après sa mort. La variété de son œuvre, la richesse de la rime et le grand nombre de manuscrits disponibles nous éclairent sur l’intérêt que lui portait le public. L’auteur a le mérite de se détacher des stéréotypes arthuriens pour élever plus haut encore les vertus chevaleresque. Il prend part, malgré lui sans doute, à la querelle des réalistes et nominaux qui divisait le monde savant. Il est alors parmi les tous premiers à donner vie à des créations idéales et à des abstractions, à personnifier dans son œuvre les vertus et les vices pour lesquels il élabore une typologie. Pour ses contemporains il est alors avant tout un moraliste. Il contribue pour une bonne part au développement de  la poésie allégorique, qui connaîtra son apogée dans le Roman de la Rose (Guillaume de Lorris).

Meraugis de Portlesguez (entre 1225 et 1235) :

C’est une contribution au roman arthurien de la Table ronde. Habituellement épique, Houdenc y introduit l’allégorie. Humour, ironie et  jeu se mêlent pour aboutir à un éblouissant travail d’écriture parodique.

La belle et sage Lidoine est courtisée par deux chevaliers qui se la disputent. D’un côté le héros en la personne de Meraugis, de l’autre Gorvein Cadrut. Ayant oui de cette querelle entre les deux hommes, elle intervient et tranche pour Meraugis. Mais il doit mériter sa main. Pour cela il doit affronter et rivaliser avec les chevaliers du roi Arthur. Elle lui propose de l’accompagner dans la quête de Gauvain, un des chevaliers de la Table ronde. Mais il la perd en chemin, car Belchis la retient contre son gré pour la marier avec son fils Epinogre. Commence alors pour lui un périple semé d’embûches, de combats pour la reconquérir…

Extraits :

ui de rimoier

s’entremet

Et son cueur et

s’entente met,

Xe vault noient quanque il conte

S’il ne met s’estude en tel conte

Qui touz jours soit bon à retraire ;

Car joie est de bon œvre faire

De matire qui touz jours dure.

C’est des bons contes l’aventure

De conter à bon conteour;

Cil autre qui sont rimeour…

Seignor, au temps le roi Artur

Qui tant estoit de grant vertu,

Ot en Breteigne  le greignour

Uns rois qui tint mult grant honours,

Ce fu li rois de Cavalons

Qui fut plus biaus que Absolion,

Si com  tesmoigne li greaus.

Li rois qui fu preus et loiaus

Et riche d’avoir et poissanz,

Une fille avoit mult vaillanz :

La damoisele ot non Lidoine ;

N’ot jusqu’au port de Masedoine…

Einsi fu lors  li tornois pris ;

Li bachelier d’amours espris

I amainent chascuns s’amies.

Li tornois ne remaindra mie,

Car tuit li errant chevalier

De Logres sunt venuz premier

Au tornoi pour le pris conquerre ;

Et Lidoine fesoit porquerre…

Por la biauté, qui est defors,

Doit touz li mons amer son corps.

-Non doit.- Si doit, ce m’est avis. »

Ce dit Gorveinz à Meraugis :

« Ma volenté vous dirait toute,

 Que je vous aim et sans doute

Que vous m’ amez en bonne foi ;

 Por quoi, amis, je ne vous doi        

 Celer riens de ma privauté,

 Car maintes foiz, en vérité

 M’avez consillie et je vous dois. »

Cil respond : «Les amours de nous

 Ne sont mie or à esprover.

 Se je puis nul conseil trover

 En ce que vous voler me dire,

 Je l’i metrai ?- Ferez, biaus sire ?

-Oïl, sanz faille, se jel sai. »…

Si la salue et la retient

Et lui dit : « Dame, bien viegniez.

 Des or vous pri que vous preigniez

 Geste bretesche qui est ci

 Comme la vostre. — Grant merci,

Se dist Lidoine qui fu sage,

 Je retieng orendroit restage

 Par covent que vous i vendroiz.

 Sel retieng et vous le prendroiz

 Comunement, puis qu’il est nostres »..

 Meilleur de lui trovast encor.

La dame fist soner le cor

Desouz le pin, à la fontaine;

Ne firent mie longue paine

A lor afere deviser ;

Legiere chose ert aviser

Que Lidoine estoit la plus bêle.

N’i ot chevalier ne pucele

Un trestout seul qui ne deïst

Qu’il ert reson qu ele preïst

L’esprevier; ele Tala prendre.

Lors vielt chascun son non aprendre

Et demandent qui ele estoit.

Vient Meraugis de Portlesguez,

Desouz le pin où ele estoit.,

Uns chevaliers moult alosez.

Ensemble o lui i est venuz

Uns siens compains mult bien connuz

Gorveinz Cadruz i fu o lui ;

Chevalier furent ambedui,

Li dui meilleur qu on seûst querre,

Qu il n’eust jà en nulle terre

Tornoiement où il ne fussent..

Vengeance Raguidel : (entre 1200 et 1210)

Roman arthurien qui concerne Gauvain, neveu d’Arthur considéré comme le meilleur des chevaliers de la table ronde. Il est souvent le héros d’aventures parfois magiques, d’autres courtoises, et même impies. Sa force croît et décroît selon la position du soleil (elle atteint son apogée au zénith). Arthur retrouve dans un vaisseau échoué près du rivage un chevalier anonyme (Radiguel) assassiné. Le roi confie à Gauvain la délicate mission de venger la mort de cet homme, pour ne pas laisser ce crime impuni. Le chevalier de la table ronde entreprend d’aller à la poursuite de l’assassin. Après une chevauchée semée d’embûches il le retrouve enfin en Ecosse, c’est Guengasoain…

L’auteur traite avec beaucoup d’humour les aventures du célèbre chevalier Gauvain, dont il se moque même. Habituellement sage et de bon conseil, il est présenté comme intrépide par sa hâte à aller au devant des périls, à se lancer dans la défense de belles dames qui lui tournent le dos juste après. Il s’éprend même d’une jeune fille frivole et volage.

Deux autres histoires indépendantes liées au thème de l’amour déçu, humilié figurent dans cette œuvre. Les aventures de la dame de Gaudestroit et de Guauvain et celles de Gauvain et d’Ydain (femme sensuelle et infidèle)

Ce fu el novel tans d’esté,

que li rois Artus ot esté

tot le quareme à Rovelent,

et vint à grant plenté de gent

à Pasques por sa cort tenir

à Carlïon, car maintenir

volt li rois la costume lors.

O lui fu li rois Engenors,

si i fu li rois Aguisait;

mais ja de prince qu’il i ait 

ne vos tenrai en cest point conte.

Li rois Artus ert costumiers

que ja à feste ne manjast

devant ce qu’en sa cort entrast 

novele d’aucune aventure.

Tels fu lors la mesaventure,

et li jors passe et la nuis vint,

c’onques nule n’en i avint;

s’en fu la cors torble et oscure.

Tant atendirent l’aventure

que l’ore del mangier passa.

Li rois fu mus et si pensa

à ce q’aventure n’avient.

Mes sire Gavains a oïe 

la parole que li rois dist.

Onques de rien nel contredist,

ains dist : « Sire, mout volentiers. »

Mes sire Gavains tos premiers

s’asist as tables por mengier,

et tuit li autre chevalier

s’asisent, qui mangier voloient.

Mais li plusor s’i asëoient

qui poi i mangierent et burent.

Servi furent si com il durent:

de més de car assés i ot.

Mais saciés bien qu’il lor desplot

ce que li rois o aus n’estoit

al mangier si com il soloit:

cascuns le cuer dolant en a.

« Sire, fait Kex, donés le moi, 

la venjance, por mon servise:

tos tans m’avés onor promise;

se vos de ceste m’escondites,

totes les autres vos claim quites.

Buens rois, or m’en donés le don,

que j’alle esragier le tronçon

qui est el cors au chevalier:

se l’irai de celui vengier

qui l’a ocis en traïson. »

car mesire Gavains i fu

et Kaheris à esperon

qui bien a vengié sa prisson

que la dame fait li avoit

uns chevaliers del Gaut Destroit

que la pucele avoit mout chier

et si n’ot millor chevalier

en tote la cort la meschine

cil avoit non Chalehordine…

son cheval torne et son escu

et ens es estriers s’est bien jont

car de son glave n’avoit point  

mais s’espee tint par le pont…

Traduction d’un extrait où Gauvain secoure une Dame

Il était assis sur la meilleure des bêtes

Eu’un chevalier montât jamais.

Sur elle, il n’y avait rien qui présentât un défaut.

Cou et tête étaient parfaits.

Nul qui aimerait la perfection sur un cheval

Ne pourrait en monter un meilleur car il était robuste

Et vraiment bien bâti de tous ces membres.

Le roi Engenor qui le possédait

Le donna à Melian du lys.

Mais il en profita peu

car il le perdit à Lindesore

A cause de la dame de Landesmore

Ou il se battit contre Maduc qui le désarçonna

Le cheval était beau et robuste ( vaillant)

Celui qui le chevauchait dans un combat

Pouvait vraiment faire ce qu’il voulait.

Ils firent déverrouiller et ouvrir

La grande porte devant la tour

Plus vite que le vent glisse sur la mer

Ils sortirent au château en faisant entendre un bruit

Tel se coucha cette nuit en riant

Qui jamais plus ensuite ne se releva…

Et elle poussa de nouveau un cri

Puis trois autres successivement.

Monseigneur Gauvain qui était à proximité

Entendit le cri près d’un enclos.

Il lança alors son cheval à la course,

Se dirigea de son côté la lance au poing.

Il n’eut pas cheminé la distance de deux arpents

Quand il vit celle qui criait.

Il y avait deux chevaliers armés

Qui en avaient tué un troisième.

La jeune fille me semble t-il n’avait pas tort de crier.

L’un des chevaliers l’avait maltraité et brutalisé

Car il l’avait saisie fermement d’une main par le cou

Tandis que de l’autre main il la frappait

Et la battait de coups répétés.

C’est ainsi qu’il la frappait avec sa main

Revêtue d’un gantelet de mailles

Et il la traînait contre son cheval à travers la lande.

Monseigneur Gauvain arriva à vive allure et lui cria :

Noble chevalier laisse là , laisse là .

C’est à tort que tu la frappes.

Le chevalier qui était méchant

Ne voulut absolument pas la lâcher.

Mais au contraire il répondit avec insolence :

Seigneur qu’en avez vous à faire ?

Allez vous occuper de vos affaires.

Je n’arrêterai nullement à cause de vous.

La jeune fille, sachez le bien, leva la tête et parla :

Noble chevalier qui êtes là, venez ici.

Au nom de Dieu, j’implore votre pitié….

Le Songe d’enfer (vers 1224) :

Poème religieux, c’est sans doute son œuvre la plus appréciable. On y découvre un Raoul de Houdenc moraliste. Dans cette véritable satire, le narrateur utilise l’allégorie pour nous plonger dans son rêve. Il y effectue un pèlerinage dans l’au-delà vers la cité d’enfer. Il nous fit voyager tour à tour d’une terre à une autre, d’un lieu à un autre, d’une personne à une autre. Il fait d’étranges rencontres tout au long de ce pèlerinage. Il traverse la cité de la Convoitise en Desléonté, rencontre Envie qui vit avec Tricherie, Avarice…Après avoir traversé le fleuve de Gloutonie, il se retrouve à Château Bordel où il découvre Larcin et Honte…Au bout du pèlerinage un banquet en enfer dont la porte est gardée  par Meurtre, Désespoir et Mort-Subite. En ce lieu tant redouté on se nourrit de damnés (pêcheurs) : de clercs et de moines, de vieilles prêtresses, de langues de plaideurs…La nappe est en peau d’usuriers, la serviette en cuir d’une putain …

Dans cette satire l’auteur s’attaque aux vices de son temps, et à certains Parisiens auxquels il avait des reproches à faire. Elle aurait fourni à Dante la première idée de sa « Divine comédie », pour en faire l’œuvre grandiose qu’on connaît.

Extraits:

Un songe doit fables avoir

Et songe peut devenir voir.

Dont sai-je bien que il m’avint

Qu’en sonjant un songe me vint

Plesant chemin et belle voie

Treuve cil qui va enfer guerre.

Quant je sui parti de ma terre,

Por ce que li contes m’annuit,

Je m’en vins la première nuit,

A Convoitise la cité.

En terre de Desloiausté

Et la cité que je vous dis ;

Quand je vins à un mercredi

Que me heberjai chez Envie ;

Plesant ostel et bele vie…

Extrait traduit:

« Bien que les songes soient pleins de fables,

pourtant parfois un songe peut devenir vrai :

je sais bien, à ce sujet, qu’il m’arriva

qu’en songeant un songe,

j’eus l’idée de devenir pèlerin.

Je me préparai et me mis en route,

tout droit vers la cité d’Enfer.

Je marchai tant pendant le Carême et l’hiver

que j’y vins tout droit.

mais je ne vous dirai rien

de ceux que j’y ai connus,

avant de vous avoir rendu compte

de ce qui m’advint en chemin :

ceux qui vont en quête d’enfer

trouvent belle voie et plaisant chemin ;

quand je partis de ma terre,

pour ne pas allonger le conte,

je m’en vins la première nuit

à la Cité de Convoitise.

En terre de Déloyauté

se trouve la cité dont je vous parle,

j’y vins un mercredi ;

et je me logeai chez Envie ;

nous eûmes bon hôtel et belle vie ;

et sachez, sans tromperie,

que c’est la Dame de la ville.

Envie me logea bien :

à l’hôtel avec nous mangea Tricherie,

la sœur de Rapine ;

et Avarice sa cousine l’accompagna,

à ce qu’il me semble,

pour me voir ensemble.

Elle vinrent et manifestèrent grande joie

de me voir en leur pays »

Roman des Eles de Prouesse (vers 1220-30):

Poème allégorique et moralisateur aussi, il se veut une leçon de chevalerie courtoise. S’adressant aux chevaliers, il passe en revue toutes les qualités et les devoirs dont ils sont redevables, qu’ils doivent accomplir pour être parfaits. L’auteur  explique que la vertu à deux ailes : Courtoisie et Largesse. Chacune d’elles est formée de sept plumes qui représentent toutes les vertus dont il faut s’imprégner pour se comporter correctement.

Cependant on peut y voir aussi une préoccupation de l’auteur devant les idéologies de son temps, et donc cette initiative de fournir des préscriptions, des normes pour la vie en société

La Voie de Paradis :

Cette métaphore, qui semble continuer le Songe d’Enfer, serait également de Houdenc. Durant un voyage rêvé dans l’au-delà, l’auteur veut visiter cette fois le Paradis. Il demande à Notre Dame le chemin qui y mène. Ce poème indique comment l’âme peut progresser vers le salut…

Or, escoutez un autre songe

Qui croist no matere et alonge.

Je vous dirai assez briefment,

Si je puis et je sai, coment

En sonjant fui au paradis.

Je dormois en mon lit jadis

Et i me prist talent que j’iroie

En paradis la droite voie.

En sonjant me suis estméus 

Mes ne fui mie decéus…

Li Dis de Raoul de Hosdaing (Le Dit de Raoul de Houdenc)

On retrouve dans ce Dit l’avarice dont l’auteur accable souvent les bourgeois. Houdenc reproche aux seigneurs leur manque de générosité en déclin dans toute la société, et la montée en force des vices chez eux.

Froissard reçoit la visite d'un seigneur

Biographie de Jean Froissard (1337-1404 environ)

Né vers 1337 à Valenciennes (comté de Hainaut), Froissart reçoit l’éducation lettrée et non moins religieuse qui le destinait à un être clerc. Mais ses inclinaisons précoces pour la vie et ses plaisirs, sa passion pour les vers et l’écriture l’en éloignent, même s’il fait quelques détours comme prêtre, chapelain et chanoine. Poète il s’essaie à tous les genres littéraires du roman à l’œuvre courtoise, chroniqueur il s’exerce à écrire sur les guerres de son temps. Ses talents de poète lui valent de s’attirer très vite la protection des comtes de Hainaut.

Ses nombreux voyages en France, en Angleterre, en Espagne, au Pays de Galles, en Belgique, en Italie… lui permettent d’être un témoin privilégié et de  recueillir la matière pour commencer ses chroniques. Il y rencontre de grands noms comme le pape Clément VI à Avignon (1364), le roi d’Angleterre Edouard III  (1363), le roi d’Ecosse David Bruce (1363) le prince Noir à Bordeaux (1366), le roi de France Jean II en Angleterre (où il était encore captif en 1363) et bien d’autres. Il assiste au sacre de Charles V à Reims (1364), à l’entrée d’Isabeau de Bavière à Paris (1389)…

A 24 ans il se retrouve au service de la reine Philippa de Hainaut (sa protectrice) sous le roi Edouard II d’Angleterre, comme historien officiel de la cour. Il consacre tout son temps libre à l’écriture, comme chroniqueur avant tout,  jusqu’à être considéré comme l’un des plus remarquable même si les dates, les noms et la succession des événements ne sont pas édifiés comme chez les historiens modernes.

La largesse des nombreux protecteurs qui se sont succédés a permis à Froissart non seulement d’être à l’abri du besoin, mais aussi de mener une vie insouciante fréquentant  les tavernes, les fêtes, les festins, les tournois…

Œuvre de Froissart :

Jean Froissart nous laisse une œuvre assez riche et variée. Avec ses pièces lyriques, narratives empruntes de courtoisie il peint les passions, chantent son amour sans faille celui là même qui a scellé le sort de sa vie. Mais la gloire il l’atteint grâce à ses Chroniques, bien plus que son œuvre poétique même si elle est tout aussi remarquable. Il a le mérite de rapporter fidèlement la vie dans les cours du Moyen-âge et les conflits armés. Il décrit avec ravissement  le milieu aristocratique avec ses fastes et ses joutes.  Avec lui va disparaître la chanson de geste, remplacée peu à peu par la littérature historique.

L’auteur nous lègue des poèmes lyriques, un roman arthurien en vers, des dits à connotation courtoises et autobiographiques influencés par le chagrin d’amour qu’il a connu suite au mariage de sa bien-aimée.

Œuvres de Froissart:

Dits et débats :

D’inspiration courtoise, les dits sont des compositions narratives, plutôt allégoriques et autobiographiques. Ils sont débats quand entre en jeu deux ou plusieurs acteurs.

Le paradis d’amour (1361-1362):

Le poète-amant fait un songe. Il se trouve dans un jardin où règne dieu Amour au mois de mai où  tout est fleuri, beau et gai. Le voyant désespéré, Espérance, Plaisance puis Amour qui l’instruisent sur la façon de servir ce dernier. Il rencontre alors sa dame, qui lui promet désormais amabilité et douceur. Il se réveille réjoui et rassuré…

Le temple d’Honneur (1363):

Au cours d’un rêve, le poète fait la rencontre d’un chevalier dans une forêt. Un mariage, celui de Désir et Plaisance, est célébré non loin dans un temple appartenant à Honneur, le père du marié. Les deux jeunes hommes s’y rendent pour assister à la cérémonie…

Le joli mois de mai (1363):

Qui n’aime pas le mois des lilas, où tout reprend vie. Le poète est dans un jardin, au milieu d’arbres et de fleurs, il écoute non sans mélancolie le chant d’un rossignol. Il réveille en lui le souvenir de celle qu’il chérit. Il quitte le jardin en se promettant de servir l’Amour…

Le dit de la margheritte (1364):

C’est la fleur des fleurs, prisée et honorée dans la mythologie de Céphée et héro, dont l’auteur fait l’éloge. Le poète fait encore allusion à sa bien-aimée…

Le dit dou bleu chavalier  (1364) :

Un chevalier de l’ordre de la paix qui se considère prisonnier de ses missions se plaint de cette  situation. Le narrateur nous rapporte ses inquiétudes de rester loin de sa bien-aimée. Il entreprend de le persuader, pour les dissiper, d’écrire un dittier à sa dame dans lequel il lui racontera sa bravoure et lui exprimera ses sentiments impérissables. Le chevalier est ravi et soulagé de l’idée…

L’espinette amoureuse (1369):

L’auteur nous rapporte son premier amour. Il partage avec la dame qu’il rencontre la même passion pour la littérature. Mais il n’ose pas lui faire part de ses sentiments, même avec l’aide une amie de la dame. Résultat, sa bien-aimée se lie à un autre. Ne pouvant supporter cette déception douloureuse, il quitte le pays…

Le  joli buisson de jonece (1373) :

Vénus apparaît à l’auteur dans un songe. Elle lui reproche de ne pas exercer le métier auquel la Nature l’a prédestiné et duquel il s’est détourné. Elle le conduit au Joli Buisson de Jeunesse où des jeunes filles et dames se divertissent. Parmi elles la dame qu’il chérit et qui lui paraît aussi jeune et belle qu’il y a dix ans. Il tente bien de se déclarer pour  la conquérir mais Refus, d’Escondit et Dangier y sont hostiles. L’auteur se réveille sans connaître l’issue de la rencontre. Il comprend que ses préoccupations charnelles resteront vaines et implore la Vierge Marie en lui dédiant le lai Notre-Dame.

La plaidoirie de la rose et de la violette (1392-1393):

Les deux se disputent le statut de la plus belle fleur, chacune avec ses arguments. Elles décident de s’en référer au juge Imagination, en présence de leurs avocats. Le juge ne veut pas trancher, il renvoie malicieusement l’affaire en appel au Lys, la véritable reine des fleurs…

Autres dits et débats :

  • L’orloge amoureus (1368)
  • Le debat dou chevel et dou levrier (1365)
  • La prison amoureuse (1371-1373)
  • Lais amoureus et de Nostre Dame

Roman arthurien:

Méléador (1365 puis enrichi en 1380):

Commandité par Wenceslas de Branbant c’est un Roman en vers, le plus long des romans arthuriens et qui n’a rien à envier à ceux qui l’ont précédé. On y retrouve le décor familier de  la légende avec les royaumes d’Ecosse, de Logres, d’Irlande, de Cornouailles et les villes de Camelot, Tintagel ou encore Carlion. L’idéologie chevaleresque y est bien mise en scène, dans la quête du chevalier Méléador. Camel de Camois est un chevalier à qui la princesse Hermondine d’Ecosse est dévolue. Celle-ci le juge cependant indigne, et entreprend avec l’aide de quelques personnes de le discréditer afin ne pas l’épouser. Dans cette mise en scène, Meliador amoureux de la princesse, apparaît comme le plus valeureux. C’est à lui donc que revient la main d’Hermondine, au grand dam du pauvre de Camois…

Histoire:

Chroniques (de 1370 et 1400):

Froissart relatent en 4 livres les épisodes de la première moitié (1325 à 1400) de la Guerre de Cent Ans. Elles sont écrites alors qu’il est tantôt d’un côté de la manche, tantôt de l’autre et reçu par les princes et les rois (plus côté anglais) ce qui lui permet de recueillir des témoignages. Elles sont alors la source la plus importante d’informations sur les événements de l’Europe Occidentale en général, et ceux relatifs à la Guerre de Cent Ans en particulier. Grâce à ses voyages et ses rencontres, la plupart des faits, les batailles sont écrits à chaud, et avec telle précision. Chroniqueur de la chevalerie, dont il a vu la splendeur et la décadence, Froissart a avec ses Chroniques certainement beaucoup contribué à la diffusion de l’esprit chevaleresque et courtois de cette époque.

L'épopée Charlemagne racontée par d'Amiens

GIRART D’AMIENS (fin XIIIème-début XIV) auteur affirmé

Biographie:

Comme pour la plupart des poètes et trouvères du Moyen-âge, le peu qu’on sait de Girart d’Amiens apparaît dans ses textes. Il se nomme dans ses œuvres tour à tour Gerardin, Gerart, Girardin d’Amiens et enfin Girart d’Amiens dans L’Histoire de Charlemagne. Il serait né entre 1250 et 1260 certainement à Amiens, comme son nom l’indique. Il aurait séjournée aussi quelques temps à Cambrai avant de fréquenter  beaucoup les cours européennes, protégé par les grands de son temps. Il est dans celle du roi d’Angleterre Edouard 1er vers 1280, puis celle du roi de France Philippe IV.  Ayant acquis le statut d’auteur  affirmé il se met aussi au service de Charles le Valois, démesurément ambitieux et cupide, candidat à l’Empire.  

Œuvre :

Il est considéré comme l’un des écrivains les plus prolifiques (presque 70 000 vers en rime) de son temps.

Escanor (1280) :

Roman arthurien de plus de près de 25 000 vers dans lequel on retrouve des personnages de vieux contes celtiques que Chrétien de Troie avait popularisés. Il est écrit à la demande d’Aliénor de Castille, reine d’Angleterre sous le règne d’Edouard Ier. Le récit est d’actualité puisqu’il fait allusion aux tensions existantes entre Edouard Ier et le prince de Galles Llywelyn ap Gruffydd. Dans ce texte l’auteur met en scène des acteurs étrangers à la tradition arthurienne. Le roi est cependant symbolisé par le légendaire Arthur, alors qu’Escanor est le prince de Galles. En plus d’être fortuné, bon mari et redoutable combattant, on reconnaît à ce dernier des qualités indéniables qui le font aduler par son peuple. Deux histoires singulières y sont relatées : une relation amoureuse d’un côté, et un conflit guerrier mené par Gauvain pour Arthur contre Escanor.

Sur fond d’une  relation amoureuse entre le sénéchal Keu (frère nourricier d’Arthur selon la légende) et Andrevette (fille du roi Cador de Northumbrie), il narre le conflit Arthur-Escanor. Gaubain le neveu d’Arthur mène la campagne militaire contre ce rebelle Gallois, qui ne veut pas s’aligner à l’Angleterre. Le mariage de  Keu (de la cours arthurienne) et d’Andrevette (sœur d’Escanor) malgré les machinations de l’oncle de la fille, permet un rapprochement. Le domaine  rebelle est alors annexé à celui du roi.

Extraits:

Mais s’il veïst que par droiture
Pourchacier venjance en peüst,
De rienz si grant joie n’eüst…  

Tant fu orgellox le vassal
Qu’ainques ne retint son ceval
Tant que il vint devant le roi,
Et se vint par itel desroi
Que son frain hurta a le table…

Une fenme ot malicieuse,
Cil rois, selonc c’on percevoit,
Et cele roïne savoit
Tot le pooir d’enchantement
Et tant qu’il n’estoit nulement
Adonques si male sorchiere
Ne qui honor eüst mains chiere…

…une douce jovencele,
Une petite damoisele
Que l’on clamoit Alïenor…

…« Est ce Gavain
Qui ci me suit si derreés ?
Puis, apprenant que ce n’est pas le cas :
Ore, fait cil, a mal eür,
Que vous ne demandoie mie »…

Quant sot que traveillier devoit,
Une cousine qu’ele avoit,
Qui adez ot usé d’enfance
D’astrenomie et nigremance,
Fist regarder en l’air adonques.
Et sachiez, li airs en fu onques
Si biauz qu’il estoit par parance,
Si que cele vit la naissance
De Gavain tot premierement
Et li sambla tot vraiement
Qu’il devoit fiers et puissanz estre…

Mais l’orgueil Escanor plaissa
Dont il fu si mors et honis
Qu’il s’en tint a avilonis
Si durement en son corage
Qu’il s’en dona si grande rage
Et tel anuit et tel ahan
Qu’il en jut au lit plus d’un an…

« Il couvient que je le mete mort
Ou il me tramete a la mort,
Autrement ne puet mais remaindre.
Autrement ne porroit estaindre
L’orgueuz granz et la sourquidance
Qui nouz met en tel malvoeillance »…

Ne por autre chose n’aloit
Voeillent mal monseingor Gavain,
Fors pour ce que la fee[Esclarmonde, son amie] un main
Li dist qu’ele avoit oï dire
C’on ne savoit el monde ellire
Nul chevalier pluz couvenable
Ne pluz cortois ne mix metable
Que mesire Gavainz estoit,
Selonc ce que l’on en contoit
Et qu’en couroit le renomee,
Et qu’estre devoit bien blasmee
Toute dame qu’il deingneroit
Amer c’aussi ne l’ameroit,
Car nuz n’avoit vers lui vaillance…

« Gavain, tu az mauvaisement
Erré, ce ne pués tu desdire,
De mon cosin germain ocirre,
Car tu l’as mort en traïson »…

« Mes sire Gauvains ki au roi
Artu est niés, assés miex vaut
N’a grignor biauté pas ne faut
Ke la vostre, ains le passe assés ;
Et por ce ke il a passés
Tous cels que je onques connui
[…] N’ert ja par moi autres amés »…

Méliacin ou le Cheval de fust (entre 1285 et 1288)

Les quelques 20 000 vers du récit sont écrit dans la cour du roi de France Philippe IV soit à sa demande, soit à celle de Gaucher de Châtillon, mais certainement d’après une idée de Blanche (fille de Saint Louis). Néanmoins plusieurs autres personnes sont destinataires de la dédicace dont Jeanne de Navarre reine de France, Béatrice de Bourbon, Blanche d’Artois reine de Navarre… Il s’inspire de la célèbre légende orientale du cheval magique d’un des récits des Mille et Une Nuits, pour écrire ce roman d’amour et d‘aventure.

Clamzart est un redoutable sorcier. Il retient en otage Celinde l’amante de Meliacin, fils du roi Nubien de la Grande Erménie. Celui-ci reçoit de lui un cheval en ébène qui peut voler, en contrepartie de quoi il demande la main de Gloriande la fille du souverain. Meliacin le frère de la fille s’y oppose fermement, bien que sa bien-aimée soit entre ses mains. Le cheval en bois est doté du pouvoir de voler. Le frère profite de ses performances exceptionnelles, pour libérer son amante retenue dans un harem. Le lecteur est conduit de l’Espagne à la Perse en passant par l’Italie, pour vivre une intrigue riche en rebondissements. Un exploit qui permet ainsi de sauver sa sœur de ce mariage.

Extraits:

Pour ce j’ai

 mon tans usé

en mon sens

en folie usé …

qui de bon queur l’escouteront

et qui escrire le feront

et bien l’escrivain paier ont.

« Explicit li Contes du cheval de fust.»… 

Mais or vous voeil dire com

Li philosophes, qui s’entente

Metoit mout es les choses soutilles,

I ot mises . IIII. Chevilles

Que par nigreamance avoit faites

Et si soutivement entraites

Que, se ne fust par aventure,

Nus hom n’i conneüst jointure.

(Je veux à présent vous dire comment les savants,

qui mettent leur réflexion au service

des choses subtiles,

 y avaient placé trois chevilles

qu’ils avaient conçues par magie et si

habilement fichées que personne n’aurait pu,

si ce n’est par le plus grand des hasards, y

voir de jointure…)

Charlemagne (1301 à 13003) ou L’Istoire le roy Charlemaine

C’est une chanson de geste composée de plus de 23 000 vers inspirée des Grandes Chroniques de France. L’auteur se met dans la peau d’un romancier-historien pour raconter la vie de l’empereur. Il est le seul auteur à rapporter l’histoire de Charlemagne dans sa totalité. Composée de trois livres, l’œuvre est écrite à la demande de Charles de Valois, frère du roi de France Philippe IV le Bel. Et c’est pour servir des dessins inavoués, pour le comte de Valois  qui brigue l’Empire.  

Le premier livre fait le récit de son enfance, et de sa lutte avec ses deux frères notamment pour  la succession. Ces épreuves vont forger Charles, prémisse d’un héros en devenir. 

Les guerres que Charlemagne a menées et les exploits de Roland, Oghier le Danois et Naime de Bavière, ainsi que le voyage en Orient sont l’objet du second. Le caractère et le contenu historique de cette partie sont indéniables. Les guerres de Saxe, les campagnes de Lombardie et d’Espagne  et le projet de croisade en Terre sainte sont évoqués.

Dans le troisième livre il nous emmène en Espagne. La croisade espagnole et les guerres qui s’y déroulent sont bien rapportées par l’auteur. Les moments forts de ce récit sont certainement la bataille de Roncevaux, la mort de Roland et de l’empereur qui a réussi à venger celle de son neveu. Pour l’auteur Charlemagne se retrouve à Aix-la-Chapelle, emporté par des anges. 

Extraits : 

L’endemain, vers Gascoingne ont leur voie tenue,
et ont tant chevauchié par la montaingne herbue
qu’en une grant forest s’est li ost embatue,
en un pas moult divers et d’entree et d’issue.
Mes grant gent de Gascoigne, qui la voie ont seüe
avoient des François, s’iert adonc pourveüe
des Gascoins et de gens qu’el pas fu racondue :
et furent embuschié en la forest plus drue,
et en si divers pas et mise et descendue
qu’ainz ceste oeuvre ne fu de François conneüe
devant que mescheance leur fu desus corue…
 

Et a ce que lor gent iert auques d’armes nue,
en fu tant a ce point occise et confondue
c’onques Kallons n’ot mes tel perte receüe,
car du commun de l’ost de la gent mieus creüe
em prouece, et en bien de valeur soustenue,
i perdu bien .M. hommes, dont l’ost fu coie et mue,
et li rois plus que nus quant l’en amenteüe
li a ce vilain fait, dont d’angoisse tressue.
Lors retorna au pas, mes voie fu perdue,
car aus Gascoins ne pot faire desconvenue,
ainz se fust ja la gent par mainz lieus espandue,
el bois et el destrois aussi haus comme nue,
de quoi la gent de France devint tout esperdue,
quant la gent de Gascoingne ne fu aconsseüe…
 

Quant Kallemaine voit comment la chose aloit
de ses hommes que mors par mi le champ veoit,
tel duel en ot au cuer a poi qu’il n’enrragoit.
Mes ne dist a ses hommes lors tot quan qu’il pensoit,
fors tant qu’il dist, s’il peut, ses amis vengeroit…
 

 et de cel Bauduin ont mençoigne contee
plusor, qui vont disant, ainsi qu’il lor agree,
qu’il fu filz Guenelun, mes c’est borde provee,
car icil Bauduins, qui tant ot renommee
de prouece et d’onor que Diex li ot prestee,
vint de Mile d’Aiglent puis qu’il ot recovree
sa terre que li serf li avoient ostee
et qu’il fu revenus hors de prison fermee
si comme l’uevre en est ci devant recordee…
 

 Mais ses filz fu uns homs plains de chevalerie,
par quoi Sessonne mist toute en sa seignorie,
et prist bele moillier et noble et seignorie
qu’au frere Rollant fu, Baudouÿn, puis amie,
tout ainssi com on dist, quar ceste estoire mie
en cronique ne truis, ne mainte chevauchie
que Kallemaine fist ; mais ainz seront fallie
et enque et panne et main et trestoute estudie
c’on seüst touz ses fais, non pas bien la moitie…
 

Bibliographie :

  • Paris G, Girart d’AmiensHistoire littéraire de la France (1893)
  • Antoinette Saly, Girart d’Amiens romancier (1958)
  • Alain Corbellari, Le Charlemagne de Girart d’Amiens et la tradition épique française (1959)
  • Braullt  G. J., A Study of the Works of Girart d’Amiens, (1958)  
  • Braullt  G. J « Les manuscrits des œuvres de Girart d’Amiens » (1959)
  • Antoinette Saly, Girart d’Amiens romancier (2007)
  • Daniel Métraux, Le Charlemagne de Girart d’Amiens (2007)
Léo Ferré chante 'Pauvre Rutebeuf"

Biographie de Rutebeuf ( vers 1230-1285) :

Né en Champagne en 1230 et clerc de formation, Ruteboeuf (ou Rutebeuf, Rustebeuf) est certainement le poète le plus illustre et le plus engagé du XIIIe siècle. Il s’installe à Paris dès l’âge adulte, sous la protection du comte de Poitiers, ce qui fait de lui le premier poète de la ville. Faire des rimes est sa seule occupation professionnelle, et ne cache pas qu’il ne sait faire que ça. Sensible aux événements de son temps sous le règne de Louis IX puis Philippe III, il s’incruste et clame fort ses positions. Laïque il s’engage avec vigueur au côté de Guillaume de Saint-Amour, avant-gardiste dans la lutte contre les franciscains (ordres mendiants) qui veulent prendre le contrôle de l’université de Paris. Il utilise l’écriture comme arme principale, et y consacre quelques uns de ses écrits. Il intervient également en faveur des croisades, comme l’attestent son œuvre.

Poète maudit à l’image d’un François Villon ou d’un Rimbaud plus tard, on lui doit d’avoir une bonne connaissance de la société du XIIIè siècle. A cheval sur la moralité, il réclame plus de justice. Il se prend en composant ses poèmes moraux, comme un censeur de la vie publique.

Même si on connait peu de choses sur lui, Rutebeuf ne nous laisse rien ignorer de sa vie. Il parle de lui, de sa femme, de ses misères, de ses dettes et même de son cheval. Malgré sa pauvreté matérielle, il était néanmoins bien souvent reçu par les grands seigneurs de son temps.

Œuvre de Rutebeuf:

Composée de poèmes dramatiques et allégoriques, de pièces satiriques et lyriques et de fabliaux, l’œuvre du poète champenois est d’une grande diversité. Très à cheval sur la langue, l’auteur est un excellent versificateur. Il se distingue aussi par la richesse, et en même temps l’ambiguïté, de ses rimes à double sens. Il introduit également des jeux de mots. Avec lui la poésie s’intéresse aux problèmes qu’ils soient politiques ou sociaux, et s’engage. Une  partie est consacrée  aux événements tels que les croisades, la disparition d’importants personnages, les miracles…Mais en même temps il rompt avec la poésie courtoise pour s’engager dans un genre où la satire, la dérision, la propagande, la polémique dominent. Il dénonce tous les abus, même ceux de Louis IX. Il se moque du milieu bourgeois mais aussi religieux, car il voulait voir les religieux mener une vie exemplaire et l’Eglise gouvernée autrement. La complainte, un mode d’expression où il excelle, est largement utilisée dans la partie considérée comme autobiographique. On la retrouve aussi quand il nous fait part de la vie misérable de ses compagnons. Certaines de ses pièces ont visiblement pour vocation, d’exercer une influence sur l’opinion des gens.

Œuvres principales:

La querelle autour de l’Université:

  • La Discorde de l’Université de Paris et des Jacobins (1254).
  • Le Dit de Guillaume de Saint-Amour (1257)
  • La Complainte Guillaume.
  • Le Dit de l’Université de Paris (1268)
  • Du pharisien (1259).

Chansons de croisades:

  • La complainte de Constantinople (1262)
  • La Complainte d’outre-mer (1265-67)
  • La Chanson de Pouille (1264).
  • La Voie de Tunes (1267).
  • La Disputaison du Croisé et du Décroisé (1268).

Poèmes religieux et satires de l’Eglise:

  • La Vie de sainte Marie l’Égyptienne (1262 à 65)
  • La Vie de sainte Élysabel.
  • Le Dit de Nostre Dame (1265)
  • Ave Maria de Rutebeuf.
  • Des règles (1259)
  •  Le Dit de sainte Église (1259)
  •  Des Jacobins (1263)
  •  La Chanson des ordres (1260)
  •  Des Béguines
  •  La Voie de Paradis (1265)
  •  Renart le Bestourné (1260-61)

Lamentations funèbres:

  • La Complainte du comte de Nevers (1266).
  • La Complainte du roi de Navarre (1271).
  • La Complainte du comte de Poitiers (1271).

Poèmes dramatiques et monologues comiques:

  • Le Miracle de Théophile (1263-64)
  •  Le Dit de l’Herberie.
  • Le miracle du Sacristain et d’une dame accompli par notre Dame

Poèmes sur les vices et la moralité:

  • Sur l’hypocrisie (1257)
  • L bataille des vices et des vertus (1259)
  • Le dit du mensonge(1260)
  • Leçon sur Hypocrisie et Humilité
  • La voie d’Humilité

Problèmes du monde:

  • Des plaies du monde (1252)
  • De l’Etat du Monde (1252)

Poèmes autobiographiques:

  • Le dit de la Grièche d’hiver
  • La complainte de Rutebeuf sur son œil (1261)
  • La repentance de Rutebeuf (1262)
  • Le mariage de Rutebeuf (1265)
  • La pauvreté de Rutebeuf (1277)

Extraits de quelques œuvres :

La Discorde de l’Université de Paris et des Jacobins  ou Ci encomence la descorde des Jacobins et de l’Universitei (1254)

L’Université de Paris est secouée par une querelle, suite aux décrets du pape Alexandre IV d’intégrer des moines des ordres des mendiants dans le corps enseignant. Guillaume de Saint Amour (Théologien, docteur de Sorbonne, recteur, syndic de l’Université de Paris…) les conteste énergiquement. Il est exilé à Saint-Amour dans le Jura d’où il est natif. Rutebeuf entre autres prend le parti de celui qui fut son maître, et s’attaque à son tour à ces religieux qui « font le contraire de ce qu’ils enseignent ». Le conflit s’éternise et s’envenime, devant l’intransigeance du pape et des Jacobins. Il n’hésite pas alors à fustiger le souverain pontife.

Extraits :

I-

Je dois rimer sur l’esprit de discorde

qu’à Paris envie a semé

parmi ceux qui prêchent la miséricorde

et une vie honnête.

foix, Paix, Concorde,

voilà qui leur emplit la bouche,

mais leurs façons me rappelle

que des paroles aux actes  il y a loin.

II-

Les Jacobins : voilà le sujet

dont je veux vous entretenir

car ils nous parlent tous de Dieu

et nous interdisent la colère :

c’est là qui blesse l’âme,

ce qui lui fait du mal, ce qui la tue.

Mais les voilà en guerre contre une école

Où ils veulent enseigner la force.

III-

Quand les Jacobins apparurent dans le monde,

Ils entrèrent chez Humilité.

A l’époque, ils étaient purs et nets,

Et aimaient la théologie.

Mais orgueil qui élague tout bien,

A mis en eux tant d’iniquité

Qu’avec leur grande cape ronde

Ils ont renversé l’Université…

VI-

Les Jacobins ont fait leur entrée dans le monde

vêtus  de robes blanches et noires.

Toutes les vertus en eux abondent :

qui le veut peut toujours le croire. 

Par l’habit, ils sont nets et purs,

mais vous savez bien ce qu’il en est :

si un loup portait une cape ronde,

il ressemblerait à un prêtre….

Complainte de Monseigneur Geoffroy de Sergines »ou Ci encoumence la complainte de Monseigneur Joffroi de Sergines(1255-1256)

Dans cette complainte l’auteur fait l’éloge de Geoffroy de Sergines, un seigneur de Champagne. Dans son entreprise de convaincre pour la croisade, il le prend comme exemple à suivre. Parti avec Louis IX en 1248 pour la septième croisade, il est resté en Terre Sainte après le retour du roi pour combattre et servir Dieu.

Extraits :

Qui d’un cœur loyal, qui de l’espèce la plus fine,

loyalement, jusqu’à la fin

n’en finirait pas de servir Dieu…

Moi je n’en sait qu’un qui ait cette sagesse

et il est rempli de la science de Dieu :

Monseigneur Geoffroy de Sergines,

tel est l’homme de bien dont je parle.

Il est tenu pour homme de bien

par les empereurs, les rois, les comtes,

beaucoup plus encore que je voue le dis…

Il aimait ses voisins pauvres,

il leur donnait volontiers de ses biens…

Il n’était ni querelleur, ni médisants,

ni vantard, ni méprisant.

Avant que j’aie fini de raconter

sa grande vaillance et sa valeur,

sa courtoisie et sa sagesse,

l’ennui vous gagnerait, je crois.

Il aimait tant son seigneur lige

qu’il alla avec lui venger

la honte faite à Dieu outre-mer :

un homme de bien comme lui, mérite d’être aimé.

Avec le roi, il demeura là-bas

avec le roi il partit, il alla, 

avec le roi, subit le bon, le mauvais sort…

Et voilà qui les réconforte :

une fois au-dehors des portes,

s’ils ont avec eux monseigneur Geoffroy,

ils oublient toute appréhension

et, au besoin, chaqu’un d’eux vaut quatre hommes.

Mais sans lui, ils n’osent combattre,

ce n’est que grâce à lui qu’ils joutent, qu’ils guerroient…

Le Dit de Guillaume de Saint-Amour ou Ci encoumance li diz de maitre Guillaume de Saint Amour…(1257)

Guillaume de Saint-Amour, à l’origine de  la polémique autour de l’Université, fait l’objet de représailles. L’auteur s’insurge contre le pape Alexandre IV, qui le décharge Guillaume des charges académiques et administratives à l’Université en 1256. Mais celui-ci ne désarme pas et multiplie les attaques. Le détenteur du Saint Siège va plus loin encore, il arrive à le faire bannir de France en 1257 sous le règne de Saint Louis. Rutebeuf attaque également dans ce Dit le roi, qui s’est laissé influencer.

Extraits :

Ecouter prélats, princes, rois,

l’injustice et le tord

qu’on a faits à maître Guillaume :

on l’a banni de ce royaume !

nul condamné à mort n’eut un sort si injuste.

Qui exile un homme sans raison,

je dis que Dieu qui vit et règne

doit l’exiler de son royaume…

Maître Guillaume a été exilé,

ou par le roi ou par le pape.

Je vous le dis en un mot :

si le pape de Rome

peut exiler un homme de la terre d’autrui,

le seigneur n’a nul pouvoir sur sa terre,

pour dire toute la vérité.

Si le roi tourne l’affaire en disant

qu’il l’a exilé à la prière

du pape Alexandre,

voilà pour nous instruire : comme droit, c’est nouveau,

mais je sais comment cela s’appelle :

ce n’est ni du droit civil, ni du droit canon ;

car un roi ne doit pas se mal conduire

pour quelque prière qu’on lui adresse…

…Et vous tous qui entendez ce dit

quand Dieu apparaîtra cloué en croix,

il vous demandera justice

au grand jour du Jugement,

pour lui sur ce dont je vous parle :

à vous alors les tourments et la honte.

Pour moi je peux vous dire ceci :

je ne crains pas le martyre

de la mort, d’où qu’elle ne vienne,

si elle me vient pour cette cause.

Le Dit de sainte Église ou De sainte Esglise (1259)

Ce dit s’adresse également à ceux qui ont condamné Guillaume de Saint-Amour. Il s’adresse aux théologiens, juristes et autres baillis pour dénoncer cette condamnation scandaleuse.

Extraits :

I

Je dois faire un poème: j’ai un sujet tout prêt;

je me prépare donc à faire un beau poème,

et je le ferai sur la sainte Eglise.

Je ne puis rien faire de plus qu’en parler,

pourtant je suis rempli d’une colère noire

quand je vois dans quel état elle est…

II

Des yeux du cœur nous n’y voyons pas plus

que la taupe sous la terre.

Vous, là, m’écoutez-vous? Et vous aussi? Bien vrai?

Ou peut-être chacun a-t-il peur de m’entendre.

Hélas! hélas! fous que vous êtes tous,

qui n’osez pas reconnaître la vérité…

III

Je tiens vraiment pour des fous et des sots

saint Paul, saint Jacques de Galice,

saint Barthélémy, saint Vincent,

qui étaient purs de tout mal, de tout vice

et dont le seul plaisir fut de recevoir

pour Dieu les mille souffrances du martyre…

IV

Vous, théologiens, et vous, juristes,

je vous efface de ma liste,

de ma liste vous devez être exclus,

puisqu’on veut confier au cinquième évangéliste

l’autorité et le ministère

de [nous] parler du Roi céleste…

V

…A dire la vérité,

vous avez peur pour vos rentes:

la vérité ne peut sortir de la bouche,

car les dents la marmonnent,

mais le coeur n’ose s’affirmer;

Dieu vous hait? C’est inévitable…

VII

Il est logique et il est juste

que vous délaissiez la sainte Ecriture,

entraînant la débâcle de l’Eglise!

Vous ne proclamez pas la sainte Ecriture,

au regard de Dieu vous vivez dans les ténèbres

d’une vie rabougrie.

Le flatteur est votre familier.

La prophétie est écrite noir sur blanc:

Qui aime Dieu cherche la justice;

elle souffre en enfer, la chair

qui par peur aura délaissé

la justice, le droit et la pondération.

IX

Je ne blâme pas les petites gens:

ils sont comme des bêtes privées de raison;

on leur fait croire ce qu’on veut,

on arrive à leur faire croire

des énormités, comme par exemple

qu’une brebis blanche est toute noire…

X

Si seulement le roi faisait une enquête

sur ces gens qui se disent si honnêtes,

comme il en fait sur les baillis!

Que ne trouve-t-il de même un clerc ou un prêtre

qui ose faire une enquête sur leur faits et gestes,

dont le monde souffre tant!…

Le retournement de Renard ou Ci encoumence li diz de Renart le bestournei (1260-61)

Ce poème est un véritable exemple de satire politique de l’époque médiévale. Inspiré certainement du Roman de Renart, Rutebeuf  fustige les Ordres mendiants représentés par le Renart. Il n’épargne pas le roi Louis IX. Il lui reproche sa politique trop influencé par  ces religieux, ses ennemis de toujours.  

Renard est mort: Renard est en vie!

Renard est abject, Renard est ignoble:

pourtant Renard règne!

Renard a de longtemps régné sur le royaume.

Il y chevauche la bride sur le cou,

au grand galop…

Il est maître de tous les biens

de Monseigneur Noble

des cultures et des vignobles.

Renard a bien fait ses affaires

à Constantinople;

dans les maisons et dans les caves

il n’a laissé à l’empereur

la valeur de deux navets;

il en a fait un pauvre pécheur…

Renard a une grande famille:

nous en avons beaucoup de son espèce

dans cette contrée.

Renard est capable de faire naître un conflit

dont se passerait très bien

le pays.

Monseigneur Noble le lion

croit que son salut

dépend de Renard…

Il devrait se souvenir de Darius

que les siens firent mettre à mort

à cause de son avarice…

Monseigneur Noble tient à l’écart

toutes les bêtes:

ni dans les grandes occasions ni les jours de fêtes

elles ne peuvent mettre le nez

dans sa maison

pour la seule raison

qu’il a peur de voir la vie

devenir plus chère…

Noble n’a pas plus d’esprit et de finesse

qu’un âne de la forêt de Sénart

qui porte des bûches:

il ne sait pas quelle est sa charge.

C’est pourquoi il agit mal, celui qui le pousse

à autre chose qu’au bien…

Monseigneur Noble, ils l’ont détourné

complètement des bons usages:

sa maison est un ermitage.

Comme ils font perdre de temps,

que de chicanes

pour les pauvres bêtes étrangères à la cour,

à qui ils font les pires difficultés!…

Si Noble trébuchait dans les ronces,

il n’y en a pas une sur mille qui se plaindrait:

c’est la pure vérité.

On présage guerre et bataille:

peu me chaut désormais que tout aille mal.

Complainte de Constantinople  ou Ci encoumence la complainte de Coustantinoble (1262)

Le temps d’une complainte, l’auteur devient un chroniquer. Pieux, il réagit à la perte de Constantinople en 1261 (capitale de l’Empire byzantin), reprise par les Grecs avec l’aide des Turcs musulmans. Lors de  la 4eme croisade « détournée », les croisés s’étaient emparés de la ville en 1204 pour créer l’Empire latin d’Orient. Pour Rutebeuf  Constantinople tout comme Jérusalem fait partie de  la Terre-Sainte. Il considère cet événement comme une catastrophe pour l’Eglise, et reproche aux Occidentaux de ne rien tenter. Il déplore la fin de la chevalerie, car aucun héros ne s’est manifesté pour défendre l’Orient chrétien. Il en profite pour dénoncer le silence des Mendiants que le roi favorise, alors qu’ils sont bruyants  par ailleurs.

Extraits:

I

Gémissant sur la race humaine

et songeant au cruel dommage

qu’elle subit jour après jour,

je veux vous livrer ce que je ressens,

car je ne sais rien faire d’autre:

cela me monte du plus profond du cœur…

II

Nous sommes bien entrés dans cette voie.

Nul n’est si fou qu’il ne le voie,

dès lors que Constantinople est perdue

et que la Morée prend le chemin

d’accueillir de tels fumiers

que la sainte Eglise en est éperdue,

car il reste peu d’espoir pour le corps

quand la tête est fendue.

Que vous dirais-je de plus?

Si Jésus-Christ ne vient en aide

à la Sainte Terre de rémission,

toute joie l’a bien quittée.

III

Hélas, Antioche, Sainte Terre,

dont la conquête a coûté si cher

avant que l’on pût vous faire nôtre!

Celui qui croit avoir la clé du ciel,

comment peut-il supporter ce malheur?

Si Dieu l’accueille, ce sera le monde à l’envers.

IV

Ile de Crète, Corse, Sicile,

Chypre, douce terre et douce île

où tous trouvaient du secours,

quand vous subirez le poids de maîtres étrangers,

le roi, sans passer la mer, tiendra un conseil

sur la venue d’Aioul en France;

il créera de nouvelles maisons

pour ceux qui créent une foi nouvelle,

un nouveau Dieu, un nouvel Evangile…

V

Si l’argent que l’on a donné

à ceux qui se disent les amis de Dieu,

on l’avait donné pour la Terre Sainte,

elle aurait de ce fait moins d’ennemis

et il se serait mis à l’œuvre moins vite,

celui qui l’a déjà brisée et mise en pièces

VI

De la Terre de Dieu qui va de mal en pis,

Seigneur Dieu, que pourront maintenant dire

le roi et le comte de Poitiers?

Dieu souffre à nouveau sa passion.

Qu’ils fassent un grand cimetière,

ceux d’Acre: ils en ont besoin…

VII

Hélas! hélas! Jérusalem,

comme elle t’a blessée et mise en désarroi,

Vaine Gloire qui ourdit tous les maux!

Ceux qui subiront ses assauts

tomberont là où tomba celui

qui par orgueil perdit la grâce

VIII

La voilà en proie aux tribulations,

la Terre Promise,

désertée, en désarroi.

Seigneur Dieu, pourquoi l’oublions-nous,

alors que pour nous racheter

Dieu fait homme y fut trahi?

A son secours on envoya

des gens qui sont objet de mépris et d’horreur:

ce fut sa perte…

IX

On prêcha la croisade:

on pensait vendre le paradis,

le livrer au nom du pape.

On écouta les sermons,

mais prendre la croix, nul ne le voulut,

malgré les discours émouvants

X

Que sont devenus les deniers

que Jacobins et Mineurs

ont reçus par testaments

d’hérétiques certifiés fidèles

de vieux usuriers chenus

qui meurent brusquement,

et aussi de clercs?

Ils en ont en masse:

l’armée de Dieu eût pu en être entretenue.

Mais ils en usent autrement,

pour leurs grandes fondations,

et outre-mer Dieu reste nu.

XII

Comment aimera-t-il la sainte Eglise

celui qui n’aime pas ceux qui ont fait sa gloire?

Je ne vois pas de quelle manière.

Le roi ne rend pas bonne justice

aux chevaliers (il les méprise

bien que ce soient eux qui donnent à l’Eglise son prix),

sauf pour les jeter dans une prison cruelle

l’un après l’autre,

si hauts personnages soient-ils.

A la place de Naimes de Bavière

le roi entretient une race déloyale

vêtue de robes blanches et grises.

XIII

Je veux en avertir le roi,

au cas où des troubles naîtraient en France:

pays plus démuni, il n’en fut jamais.

Car les armes, le matériel,

les décisions, la conduite des opérations,

tout serait confié à la gent religieuse.

On verrait alors le beau comportement

de ceux qui tiennent en leur possession la France,

où il n’y a ni mesure ni loi!

Si les Tartares savaient cela,

ce n’est pas la peur de franchir la mer

qui les empêcherait de se mettre en branle.

La Complainte d’outre-mer ou C’est la complainte d’outremer (fin de 1265)

Devant les événements des Lieux Saints et la menace qui pèse sur l’autorité de l’Eglise, la polémique de l’Université s’estompe. La priorité est à la reconquête de Jérusalem, à la défense des chrétiens d’Orient…Même Antioche et Tripoli sont sur le point de tomber entre les mains des musulmans. Rutebeuf est très affecté par ce qui s’y passe, il crie au péril musulman et va durant vingt ans militer pour les croisades. Il se transforme en prédicateur, exhorte les grands que sont le roi de France, les comtes, les clercs et les prélats à faire comme leurs aïeux : gagner le paradis par la croisade. Il les invite à être tout à la fois guerriers, vassaux et chrétiens pour reconquérir la Terre Sainte.

Extraits :

Empereurs, rois et comtes,

ducs et princes, à qui l’on conte,

pour vous divertir, des romans variés

sur ceux qui combattaient

autrefois pour la sainte Eglise,

dites-moi donc pour quel service

vous pensez obtenir le Paradis.

Ils le gagnèrent jadis,

ceux dont parlent les romans qu’on vous lit,

par les souffrances, par le martyre

qu’ils ont endurés sur la terre…

Voilà pourquoi vous devriez vous employer

à venger et à défendre

la Terre promise

qui est dans les tribulations,

et perdue, si Dieu n’y veille

et si elle ne reçoit pas bientôt du secours.

Souvenez-vous de Dieu le Père

qui envoya son fils sur terre

pour y souffrir une mort cruelle.

Voici en grand péril la terre

où il vécut et mourut…

Ah! roi de France, roi de France,

la religion, la foi, la dévotion

chancellent complètement ou presque.

Pourquoi vous le cacher davantage?

Secourez-les, car il en est besoin,

vous et le comte de Poitiers,

avec tous les autres barons.

N’attendez pas que la mort

prenne votre âme, par Dieu, seigneurs!…

Roi de France, qui avez mis

vos biens, vos amis,

votre personne en prison pour l’amour de Dieu,

ce sera une faute bien grave

si vous manquez à la Terre Sainte.

Il vous faut y aller maintenant

ou y envoyer du monde,

sans épargner l’or et l’argent,

pour reconquérir les droits de Dieu…

Hélas! prélats de la sainte Eglise,

qui pour vous préserver de la bise

ne voulez vous lever pour aller à matines,

Monseigneur Geoffroy de Sergines

vous réclame de par-delà la mer.

Mais moi je dis: il est blâmable,

celui qui vous demande autre chose

que de veiller à avoir de bons vins, une bonne table,

et à ce que le poivre soit assez fort:

voilà votre combat, voilà votre ambition,

voilà votre Dieu, voilà votre bien…

Hélas! grands clercs, grands prébendiers,

qui êtes de si bons vivants,

qui faites votre Dieu de votre ventre,

dites-moi de quelle manière

vous aurez part au royaume de Dieu,

vous qui ne voulez pas dire un seul psaume

du psautier, tant vous êtes mauvais,

sauf celui qui n’a que deux versets:

celui-là vous le dites en sortant de table.

Dieu veut que vous alliez le venger,

sans plus vous inventer d’obstacles,

ou que vous renonciez au patrimoine

qui appartient au sang du Crucifié…

Et vous, tournoyeurs, que direz-vous

quand vous vous présenterez au jour du Jugement?

Que pourrez-vous répondre devant Dieu?

Car alors ne pourront se cacher

ni clercs ni laïcs,

et Dieu vous montrera ses plaies.

S’il vous réclame le pays

où pour vous il voulut souffrir la mort,

que direz-vous? Je ne sais…

Débat du croisé et du décroisé  ou Ci encoumence la desputizons dou croisie et dou descroisie (1268-1269)

Scandalisé par ce qui se passe en Terre Sainte sans que les chrétiens d’Occident ne réagissent, Rutebeuf fait une obsession de la croisade. Il continue sans se lasser à crier pour qui veut l’entendre que la Terre Sainte, la Chrienté et tout  l’Occident sont menacés et qu’il faut mettre fin au péril musulman. Dans ce dabat, il « surprend » une conversation entre deux chevaliers.  Le premier qui s’est déjà croisé, tente de convaincre le second de prendre croix à son tour pour  Jérusalem.  

Extraits :

I

L’autre jour, vers la Saint-Rémi,

je chevauchais, allant à mes affaires,

préoccupé à cause de la détresse

de ceux dont Dieu a le plus besoin:

les défenseurs d’Acre, qui n’ont aucun ami

(on peut bien le dire en toute vérité),

et qui sont si près de leurs ennemis

que leurs traits peuvent les atteindre…

III

Il y avait là quatre chevaliers

qui n’avaient pas la langue dans leur poche.

Ils avaient dîné, et allèrent se distraire

dans un verger près du bois.

Je ne voulus pas leur tomber dessus sans façon,

car un homme bien élevé m’a appris

que « tel fait fuir la compagnie

en croyant la divertir », et, sans rire, c’est vrai…

VI

Le croisé parla le premier:

« Ecoute-moi, très cher ami.

Tu sais parfaitement

que Dieu t’a doué de raison,

grâce à quoi tu peux distinguer

le bien du mal, les amis des ennemis.

Si tu en uses avec sagesse,

la récompense t’en est déjà promise.

VII

Tu vois, tu saisis, tu comprends

les malheurs de la Terre Sainte.

Comment peut-on se vanter de sa vaillance

et laisser le pays de Dieu subir telle guerre?

Même si un homme vivait cent ans,

il ne pourrait gagner autant de gloire

qu’en allant, plein de repentir,

reconquérir le Sépulcre. »…

XVI

– Seigneur, qui prêchez la croisade,

souffrez que moi, je me récuse.

Prêchez les princes de l’Eglise,

les grands doyens, les prélats,

à qui Dieu n’a rien à refuser

et qui ont tous les plaisirs de ce monde.

Ce jeu est bien mal organisé:

c’est toujours nous qui sommes pris.

XVII

C’est aux clercs et aux prélats de venger

la honte de Dieu, puisqu’ils jouissent de ses rentes.

Ils ont à boire et à manger,

et peu leur chaut qu’il pleuve ou vente.

Le monde entier est à leur disposition.

Si cette route les conduit à Dieu,

ils sont fous s’ils veulent en changer,

car c’est la plus agréable de toutes.

XVIII

– Laisse les clercs et les prélats tranquilles

et regarde le roi de France

qui pour conquérir le Paradis

veut risquer sa vie

et confier ses enfants à Dieu:

un prêt inestimable!

Tu vois qu’il veut se préparer

et faire ce dont je discute avec toi.

XIX

Le roi a de bien meilleurs raisons

de rester dans le royaume que nous.

Pourtant il veut honorer de sa personne

celui que nous tenons pour notre Seigneur

et qui en croix se laissa mettre en pièces.

Si nous ne nous donnons pas de mal pour le servir,

hélas! nous aurons beaucoup à pleurer,

car la vie que nous menons est folle…

XXVIII

Sans mettre la main à la pâte

tu penses échapper aux flammes de l’enfer,

en empruntant, en vivant à crédit,

en faisant de la chair ta maîtresse.

Pour moi, pourvu que mon corps puisse sauver mon âme,

peu m’importe ce qui peut arriver,

prison, bataille,

ni de laisser femme et enfants.

XXIX

 Cher seigneur, quoi que j’aie pu dire,

vous m’avez v aincu et mis échec et mat.

Je me réconcilie et fais la paix avec vous,

car vous n’avez pas essayé de me flatter.

Je prends la croix sans nul délai,

je donne à Dieu ma personne et mes biens,

car qui se dérobera à ce tribut…

 Sur l’hypocrisie ou C’est d’Ypocrisie (1257) 

Extraits :

Seigneurs qui devez aimer Dieu…

à vous tous j’adresse ma plainte

contre Hypocrisie,

la cousine germaine d’Hérésie,

qui a pris possession du pays.

C’est une si grande dame

qu’elle conduira en enfer bien des âmes;

elle retient maint homme et mainte femme

en sa prison…

Elle gisait dans la vermine:

personne à présent qui ne la salue bien bas,

nul bon chrétien,

sinon c’est un hérétique et un mécréant.

Déjà elle a contraint à quitter le combat

tous ses adversaires.

Elle n’estime guère ses ennemis,

car elle a pour elle baillis, prévôts, maires,

elle a les juges…

Elle gouverne le monde, y impose son droit.

Tout ce qu’elle dit est juste,

que ce soit bien ou mal.

Justinien est à son service,

et le droit canon, et Gratien…

Leurs actions sont bien différentes de leurs paroles:

prenez-y garde!

Hypocrisie la renarde,

qui passe au-dehors la pommade et dessous frappe,

est entrée dans le royaume.

Elle eut tôt fait de trouver Frère Guillaume,

Frère Robert et Frère Aleaume,

Frère Geoffroy,

Frère Lambert, Frère Lanfroi.

Elle n’était pas alors si forte,

mais elle s’y met…

Nul désormais n’en appelle contre elle

sans qu’elle l’écrase aussitôt

sans jugement.

Vous voyez là le signe évident

du prochain avènement

de l’Antéchrist:

ils ne croient pas ce qui est clairement écrit

dans l’Evangile de Jésus-Christ

ni ses paroles;

au lieu du vrai ils disent des fariboles,

des mensonges vains et frivoles

pour tromper…

Le dit du mensonge ou Ci encoumence li diz de la mensonge (1260) 

Extraits :

Les auteurs et les autorités

sont d’accord: c’est la vérité,

l’oisif succombe aisément au péché,

et il avilit et fourvoie son âme…

Écoutez donc mon propos,

vous entendrez parler de deux Ordres saints,

que Dieu a distingués en bien des choses:

ils ont si bien combattu les vices

que les vices sont abattus

et les vertus exaltées…

Humilité, de son écu,

a jeté à terre Orgueil,

son ennemi si acharné.

Largesse a jeté à terre Avarice

et Bienveillance un vice

qu’on appelle Colère la rustre.

Pour sa part, Envie, qui règne partout,

est vaincue par Charité…

Vous entendrez aussi comment dame Chasteté,

si parfaite, éclatante et pure,

a vaincu dame Luxure.

Il y a moins de soixante-dix ans,

si les honnêtes gens disent vrai,

que ces deux Ordres apparurent,

conformant leurs actes à ceux des apôtres:

ils prêchaient, ils travaillaient,

ils servaient Dieu et l’adoraient…

C’est pour prêcher Humilité,

qui est la voie de Vérité,

pour l’exalter et pour la suivre,

comme il est écrit dans leur livre,

que ces saintes gens sont venus sur terre.

Dieu les y envoya pour nous mener à lui…

Humilité était petite,

elle dont ils avaient fait leur part.

Humilité est maintenant plus grande,

car les Frères sont les maîtres

des rois, des prélats et des comtes…

Humilité a tellement grandi

qu’Orgueil sonne la retraite.

Orgueil s’en va, Dieu le confonde!

et Humilité s’avance.

Et maintenant il est bien juste

qu’une aussi grande dame ait de grandes maisons,

de beaux palais, de belles salles,

malgré toutes les mauvaises langues,

et celle de Rutebeuf tout le premier,

qui avait l’habitude de leur jeter le blâme…

Pour mieux défendre Humilité,

dans le cas où Orgueil voudrait s’en prendre à elle,

les Frères ont fondé deux palais:

par la foi que je dois à l’âme de mon père,

pourvu qu’elle eût dedans de quoi manger,

Messire Orgueil et sa puissance

ne vaudraient à ses yeux un clou

pendant huit mois et même neuf,

et elle pourrait attendre qu’on vînt depuis Liège

la secourir et faire lever le siège…

Humilité est si grande dame

qu’elle ne craint homme ni femme,

et les Frères qui la protègent

tiennent tout le royaume dans leurs mains.

Ils fouillent et cherchent les secrets,

ils s’introduisent et s’installent partout…

Bienveillance et dame Colère,

qui a souvent besoin d’un médecin,

vinrent, leurs gens rangés en bataille,

face à face et séparés,

devant le pape Alexandre

pour entendre le droit et obtenir justice.

Les Frères Jacobins y étaient

pour entendre le droit, comme de juste,

ainsi que Guillaume de Saint-Amour,

car ils avaient porté plainte

contre ses sermons et contre ses propos…

La complainte de Rutebeuf  ou Ci encoumence la complainte Rutebuef (1261) 

Sans revenus, au lendemain d’un mariage qui ne lui a rien apporté au contraire, Rutebeuf sombre dans la misère. Alité depuis des jours, abondonné de tous, il se confesse au monde entier. Ce poème est un véritable appel de détresse, d’un homme dans le dénuement total.

Extraits :

Inutile que je vous raconte

comment j’ai sombré dans la honte:

vous connaissez déjà l’histoire,

de quelle façon

j’ai récemment pris femme,

une femme sans charme et sans beauté…

Ecoutez donc,

vous qui me demandez des vers,

quels avantages j’ai tirés

du mariage.

Je n’ai plus rien à mettre en gage ni à vendre:

j’ai du faire face à tant de choses,

eu tant à faire,

tant de soucis et de contrariétés,…

Dieu a fait de moi un autre Job:

il m’a pris d’un coup

tout ce que j’avais.

De mon œil droit, qui était le meilleur,

je n’y vois pas assez pour distinguer ma route

et me conduire…

Je suis bien triste, bien contrarié

de cette infirmité,

car je n’y vois aucun profit.

Rien ne va comme je veux:

quel malheur!

Est-ce l’effet de mon inconduite?

Je serai désormais sobre et raisonnable

(après coup!)

et je me garderai de mes erreurs passées…

Que le Dieu qui pour nous a souffert la passion

ne me laisse pas devenir fou

et protège mon âme!

Ma femme vient d’avoir un enfant;

mon cheval s’est cassé une patte

contre une barrière;

maintenant la nourrice veut de l’argent

(elle m’étrangle, elle m’écorche)

pour nourrir l’enfant,

sinon il reviendra brailler dans la maison…

C’est l’angoisse, je n’y peux rien,

car je n’ai pas le moindre tas

de bûches

dans ma maison pour cet hiver.

Nul n’a jamais été dans un tel désarroi

que moi, c’est la vérité,

car jamais je n’ai eu aussi peu d’argent.

Mon propriétaire veut toucher le loyer

de la maison,…

Tout ce qui peut l’être a été mis en gage

et déménagé de chez moi,

car je suis resté couché

trois mois, sans voir personne.

De son côté ma femme, ayant eu un enfant,

un mois entier

m’est restée chambrée…

Que sont devenus mes amis

qui m’étaient si proches,

que j’aimais tant?

Je crois qu’ils sont bien clairsemés;

ils n’ont pas eu assez d’engrais:

les voilà disparus.

Ces amis-là ne m’ont pas bien traité:

jamais, aussi longtemps que Dieu multipliait

mes épreuves,

il n’en est venu un seul chez moi.

Je crois que le vent me les a enlevés,

l’amitié est morte;

ce sont amis que vent emporte,

et il ventait devant ma porte:

il les a emportés,

si bien qu’aucun ne m’a réconforté

ni donné de sa poche le moindre secours.

Cela m’apprend

que le peu qu’on a, un ami le prend;

et il se repent trop tard

celui qui a mis

trop d’argent à se faire des amis,

car il n’en trouve pas la moitié d’un bon

pour lui venir en aide…

Version chanté par Léo Ferré: « Pauvre Rutebeuf »

Que sont mes amis devenus

Que j’avais de si près tenus

Et tant aimés

Ils ont été trop clairsemés

Je crois le vent les a ôtés

L’amour est morte

Ce sont amis que vent emporte

Et il ventait devant ma porte

Les emporta

 

Avec le temps qu’arbres défeuille

Quand il ne reste en branche feuille

Qui n’aille à terre

Avec pauvreté qui m’atterre

Qui de partout me fait la guerre

L’amour est morte

Ne convient pas que vous raconte

Comment je me suis mis à honte

En quelle manière

 

Que sont mes amis devenus

Que j’avais de si près tenus

Et tant aimés

Ils ont été trop clairsemés

Je crois le vent les a ôtés

L’amour est morte

Ce sont amis que vent emporte

Et il ventait devant ma porte

Les emporta

 

Pauvre sens et pauvre mémoire

M’a Dieu donné le roi de gloire

Et pauvre rente

Et droit au cul quand bise vente

Le vent me vient le vent m’évente

L’amour est morte

Le mal ne sait pas seul venir

Tout ce qui m’était à venir

M’est avenu

M’est avenu

La repentance de Rutebeuf  ouCi coumence la repentance Rutebeuf
(1262)

Rutebeuf  a tellement touché le fond, qu’il se remet en cause. Il tente de trouver des explications à ses malheurs, qu’il veut bien mettre sur le compte de son comportement et se repent.

Extraits :

I

Il me faut laisser la rime:

combien j’ai lieu de m’inquiéter

de l’avoir si longtemps cultivée!

Mon coeur a tout lieu de pleurer:

jamais je n’ai su m’appliquer

à servir Dieu parfaitement

Je n’ai occupé mon esprit

qu’au jeu et aux amusements,…

II

Il est bien tard maintenant pour me repentir,

pauvre de moi: jamais il n’a su éprouver,

ce coeur stupide, ce qu’est la repentance,

ni se résoudre à faire le bien.

Comment oserai-je souffler mot

quand même les justes trembleront?

J’ai toujours engraissé ma panse

du bien, des ressources d’autrui:…

III

Me sauver? Dieu! De quelle manière?

Dieu ne m’a-t-il donné dans sa bonté parfaite

intelligence et jugement,

ne m’a-t-il pas créé à sa précieuse image?…

IV

Je me suis soumis aux volontés du corps,

j’ai rimé et j’ai chanté

aux dépens des uns pour plaire aux autres:

ainsi le diable m’a séduit,

il a privé mon âme de secours

pour la conduire au cruel séjour…

VI

…Que puis-je, sinon attendre la mort?

La mort n’épargne ni les durs ni les tendres,

quelque somme qu’on lui propose.

Et quand le corps n’est plus que cendre,

alors l’âme doit rendre des comptes

de tout ce qu’on a fait jusqu’à la mort…

VII

J’en ai tant fait, je ne peux continuer,

il faut que je me tienne tranquille.

Dieu fasse qu’il ne soit pas trop tard!

J’ai chaque jour aggravé mon cas,

et j’entends dire aux clercs comme aux laïques:

« Plus le feu couve, plus il brûle. »

Je me suis cru plus fin que Renard:

finesse et ruse ne servent de rien,

il est en sécurité dans son palais…

Les plaies du monde (1252)

Extraits :

Il me faut rimer sur ce monde

Qui de tout bien se vide et s’émonde…

Savez-vous pourquoi nul ne s’entre’aime ?

Les gens ne veulent plus s’entr’aimer,

car dans le cœur il y a tant d’amertume,

de cruauté, de rancune et d’envie

qu’il n’est personne au monde

qui soit disposer à faire du bien aux autres

s’il n’y trouve pas son intérêt…

Qui a de quoi, il est aimé,

Qui n’a rien, on le  traite de fou…

Car la pauvreté est une  maladie grave.

Voilà la première plaie

 de ce monde : elle frappe les laïcs

La seconde n’est pas peu de choses :

c’est aux clercs qu’elle s’attaque.

Exceptés les étudiants,les autres clercs

 sont tous agrémentés d’avarice.

Le meilleur clerc, c’est le plus riche

Et qui a le plus, c’est le plus chiche,

Car à son avoir, je vous préviens,

Il a fait hommage…

Il laisse dans leur coin les pauvres de Dieu

Sans en avoir mémoire…

Quand la mort vient, qui veut le mordre,

Et qui ne veut pas en démordre,

Elle ne laisse rien sauver :

A autrui, il lui faut livrer

Ce qu’il a longuement amassé…

La chevalerie est une si grande chose

Que je n’ose parler de la troisième plaie

Que superficiellement…

Il est donc juste que j’honore les Chevaliers.

Mais de même que les habits neufs,

 valent mieux que les frippes,

les chevaliers de jadis valent mieux,

forcément, que ceux d’aujourd’hui,

car le monde a tout changé

 q’un loup blanc a mangé

 tous les chevaliers loyaux et vaillants.

 c’est pourquoi le monde a perdu sa valeur.

Le miracle de Théophile (1263-1264)

Extraits :

Théophile parle

Hélas! Hélas! Dieu, roi de gloire,

je vous ai tant gardé en mémoire

que j’ai tout donné, dépensé,

tout distribué aux pauvres:

je n’ai même plus de quoi me vêtir d’un sac…

Et mes gens, que feront-ils?

Je ne sais si Dieu les nourrira…

Dieu? Oui vraiment, qu’en a-t-il à faire?

Ses affaires l’appellent ailleurs,

ou alors il me fait la sourde oreille:

il se soucie peu de mes chansons.

Eh bien! moi, je m’en vais lui faire la nique…

Ah! celui qui pourrait le tenir

et le rouer de coups, en retour de ce qu’il nous fait,

n’aurait pas perdu sa journée!

Mais il s’est installé si haut,

pour échapper à ses ennemis,

que ni flèches ni pierres ne peuvent l’atteindre…

Désormais, pour moi, fini de chanter.

Désormais on dira que je radote:

on en fera des gorges chaudes.

Je n’oserai plus voir personne,

je ne pourrai plus m’asseoir parmi les gens:

on me montrerait du doigt…

Ici Théophile va trouver Salatin, qui parlait au diable quand il voulait.

Salatin

Qu’y a-t-il? Qu’avez-vous, Théophile?

Par le Dieu puissant, quel chagrin

vous attriste tellement,

vous d’habitude si joyeux?

Théophile parle

C’est qu’on m’appelait seigneur et maître

de ce pays, tu le sais bien:

à présent on ne me laisse plus rien…

Salatin

Cher seigneur, vous parlez en sage.

Car quand on a pris l’habitude de la richesse,

c’est une grande douleur et une grande détresse

de tomber sous la dépendance d’autrui

pour le boire et le manger:

il faut entendre alors des propos si désobligeants!…

Théophile

Salatin, mon frère, les choses en sont au point

que si tu connaissais un moyen

pour me permettre de retrouver

mon rang, ma charge, mon crédit,

je ferais n’importe quoi…

Salatin

Si vous acceptiez de renier Dieu,

celui que vous avez coutume de tant prier,

et tous ses saints, toutes ses saintes,

et si vous deveniez, mains jointes,

le vassal de celui qui ferait tant

qu’il vous rendrait votre rang,

alors vous seriez plus honoré

en restant à son service

que vous ne l’avez jamais été.

Croyez-moi, quittez votre maître.

Qu’avez-vous décidé?…

Théophile

J’y suis entièrement disposé:

je ferai sur le champ tout ce que tu voudras.

Salatin

Allez-vous en sans inquiétude:

en dépit de ceux à qui cela déplaît,

je vous ferai retrouver votre rang.

Revenez demain matin…

Ici Salatin parle au diable et lui dit:

Un chrétien s’en est remis à moi,

et je me suis bien occupé de son affaire,

car tu n’es pas mon ennemi.

Entends-tu, Satan?

Il viendra demain, si tu l’attends.

Je lui ai promis quatre fois ce qu’il avait:

confirme ce don,

car il a été un homme très vertueux:

cela vaut un don d’autant plus généreux.

Abandonne-lui tes richesses…

Le Diable

Quel est son nom?

Salatin

Théophile: c’est son vrai nom.

Il jouissait d’un grand renom

dans ce pays.

Le Diable

J’ai toujours été en guerre contre lui

sans jamais pouvoir l’emporter sur lui.

Puisqu’il veut se liver à nous,

qu’il vienne dans cette vallée…

Théophile vient alors de nouveau trouver Salatin

Suis-je venu trop matin?

As-tu fait quelque chose?

Salatin

J’ai si bien plaidé ta cause

que tout ce que ton maître t’a fait de mal,

on t’en dédommagera:

on te couvrira d’honneurs,

on te fera plus grand seigneur

que tu ne fus jamais…

Théophile va trouver le diable.

Le diable lui dit:

Approchez, dépêchez-vous.

Gardez-vous de ressembler

au vilain qui va à l’offrande.

Que vous veut et que vous demande

votre maître? Il est terrible!

Théophile

C’est vrai, seigneur. Il était chancelier

et prétend me chasser, me faire mendier mon pain.

Je viens donc vous prier en requête

de m’aider dans le besoin où je suis…

Le diable

De mon côté je te promets

de te faire plus grand seigneur

qu’on ne t’avait jamais vu.

Et puisque les choses se passent ainsi,

sache en vérité qu’il faut

que j’aie de toi une lettre scellée

claire et explicite…

Théophile

La voici: je l’ai écrite.

Le diable lui ordonne d’agir ainsi…

Je vais te dire ce que tu feras.

Jamais le pauvre tu n’aimeras…

Si quelqu’un s’humilie devant toi,

réponds-lui avec orgueil et cruauté…

Douceur, humilité, pitié,

charité, amour,

jeûner, faire pénitence:

tout cela me fait grand mal à la panse.

Faire l’aumône et prier Dieu,

cela aussi peut profondément m’irriter.

Aimer Dieu et vivre chastement

me donnent l’impression qu’un serpent, une vipère,

me dévore le coeur dans la poitrine…

Va: tu seras sénéchal.

Laisse le bien et fais le mal…

Théophile

Je ferai ce que je dois faire.

Il est bien juste que j’agisse selon votre plaisir,

puisque en contrepartie je rentrerai en grâce.

L’évêque envoie chercher Théophile.

Allons vite! debout, Pinceguerre,

va me chercher Théophile,

je lui rendrai sa charge.

J’avais commis une grande folie

en la lui retirant..

Pinceguerre:

Vous dites vrai, très cher seigneur.

Pinceguerre parle à Théophile, et Théophile répond:

Y a-t-il quelqu’un?

– Et vous, qui êtes-vous?

– Je suis un clerc.

– Et moi, un prêtre.

– Théophile, mon cher seigneur,

ne soyez donc pas si dur envers moi.

Monseigneur veut vous voir un instant,

et vous retrouverez votre prébende,

votre charge dans sa totalité.

Réjouissez-vous, faites bon visage,

vous montrerez ainsi bon sens et sagesse…

Quand il vous verra, il prendra l’air souriant

et dira que c’était pour vous mettre à l’épreuve

qu’il a fait cela. A présent il veut vous dédommager

et vous serez amis comme auparavant…

La pauvreté de Rutebeuf ou C’est de la povretei Rutebuef (1277) 

Rutebeuf fait de nouveau part de ses difficultés mais avec beaucoup de réalisme. Il y met un peu d’humour, comme s’il riait de lui-même. Il a écrit ce poème vraisemblablement alors que le roi Louis IX était à la 8eme croisade, celle là même qui lui a été fatale puisqu’il meurt à Tunis.

Extraits :

I

Je ne sais par où commencer,

tant la matière est abondante,

pour parler de ma pauvreté.

Pour Dieu, je vous prie, noble roi de France,

de me donner quelques subsides:

vous feriez un grand acte de charité.

J’ai vécu du bien d’autrui

que l’on me prêtait à crédit:

à présent personne ne me fait plus d’avance

car on me sait pauvre et endetté.

Quant à vous, vous étiez hors du royaume,

vous en qui j’avais toute mon espérance.

II

La vie chère et ma famille,

qui n’est pas à la diète et ne perd pas le nord,

ne m’ont laissé ni argent ni ressources.

Je rencontre des gens habiles à s’esquiver

et peu entraînés à donner:

chacun s’entend à garder ce qu’il a.

La mort de son côté m’a fait grand tort,

vous aussi, vaillant roi (en deux voyages

vous avez éloigné de moi les gens de bien),

et aussi le lointain pèlerinage

de Tunis, qui est un lieu sauvage,

et la maudite race des infidèles.

III

Grand roi, si vous me faites défaut,

alors tous m’auront fait défaut, sans exception.

La subsistance me fait défaut;

nul ne m’offre rien, nul ne me donne rien.

Je tousse de froid, je baille de faim,

je suis dans la détresse, à la mort.

Je n’ai ni couverture ni lit,

il n’est plus pauvre que moi d’ici à Senlis.

Sire, je ne sais où aller.

Mes côtes se frottent au paillis,

et lit de paille n’est pas lit,

et mon lit n’est fait que de paille.

IV

Sire, je vous le dis,

je n’ai pas de quoi acheter du pain.

A Paris, je suis au milieu de toutes les richesses,

et il n’y a rien de tout cela qui soit à moi.

J’y vois peu et je reçois peu:

je me souviens plus de saint Paul

que d’aucun autre apôtre.

Je connais mon Pater, mais pas ce qu’est noster,

car la vie chère m’a tout ôté:

elle a si bien vidé ma maison

que le credo m’est refusé.

Je n’ai que ce que vous voyez sur moi.

Citations de Rutebeuf:

  • L’espérance de lendemain, ce sont mes fêtes
  • Les maux ne savent seuls venir, tout ce qui m’était à venir m’est advenu.
  • Que sont mes amis devenus, que j’avais de si près tenus et tant aimés.

Hommages à Rutebeuf

  • En 1955 le poète et chanteur français Léo Ferré reprend quelques vers de la Complainte Rutebeuf  pour en faire Pauvre Rutebeuf. Une belle chanson qui sera reprise plus tard par Joan Baez, Hugues Auffray, Alain Barrière, Nana Mouskouri, Cora Vaucaire…
  • La salle de théâtre de Clichy-la-Garenne porte son nom depuis 1968. Une statue du poète, un bronze de Rivet, y est placée.

Quelques livres sur Rutebeuf

  • Cledat léon : Rutebeuf (1891)
  • Dehm Christian: Studien zu Rutebeuf (1935)
  • Ham, Edward Billings : Rutebeuf end Louis IX (1962)  
  • Serper Arié : Rutebeuf poète satirique (1969)
  • Palmer L.D : Rutebeuf, Performer Poet (1972)
  • Durindel Nathalie: Dualité et duplicité dans les poèmes de Rutebeuf (1999)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un chevalier faisant la cour à Marion

Adam de la Halle ou d’Arras (vers 1240-1287) :

Biographie :

                 Considéré comme le dernier trouvère, Adam de la Halle (dit aussi Adam d’Arras ou Adam le bossu) est  né vers 1240 à Arras, centre de rayonnement de la littérature française en ce temps. Il est  le fils d’Henri le Bossu (ce qui lui a valu son surnom), un bourgeois aisé d’Arras. Encore enfant les riches d’Arras lui ouvrent leur porte, et se montrent très généreux avec lui. C’est dans ce milieu bourgeois qu’il prend goût aux plaisirs, et qu’il critiquera plus tard. Il entame sa scolarité à l’abbaye de cistercienne de Vaucelles, qu’il interrompt pour se marier à une certaine Marie. Quelques années plus tard il entreprend de les achever à l’université de Paris. Il obtient le titre de Maître ès arts, et entre vers 1280 au service de Robert II comte d’Artois (neveu de Saint Louis) comme ménestrel, qu’il suit à Naples sous domination française. C’est là qu’il donne dans la cour de Charles 1er d’Anjou (frère de Saint Louis et  roi de Sicile) sa première représentation. Mais Palerme et Messine se soulèvent en mars 1282 contre les Français qui sont massacrés. Le roi se réfugie dans sa  cour de Naples et son neveu, le comte Pierre 1er d’Alençon (5eme fils de Saint Louis), venu à son secours est tué en avril 1283. Il décède à son tour en janvier 1285. Adam de la Halle ne lui survivra pas longtemps. Il meurt deux années plus tard à Naples, quelques temps après avoir fait un bref retour dans sa  ville natale. Il aurait pérégriné en Italie, Palestine, Égypte…

Œuvre d’Adam d’Arras:

Son œuvre se particularise par sa diversité tirée surtout de la tradition lyrique : chansons, théâtre jeux, satires et poésie. Tous les genres de l’époque figurent dans son œuvre, mais la partie musicale est dominante. Il innove et excelle avec une nouvelle tendance, celle de la polyphonie profane. Sur le plan théâtrale on considère qu’il est le fondateur du théâtre profane, en ce sens qu’il est l’auteur de pièces dramatiques les plus anciennes connues et où il n’y a pas plus de place au religieux, au  sacré et aux miracles en vogue alors. L’auteur collabore un temps à Arras avec Jehan Bretel (célèbre trouvère décédé en 1272) qui l’apprécie particulièrement, avant son départ pour l’Italie. Ils écrivent ensemble la presque totalité (17) des jeux partis.

Adam d’Arras s’attèle à décrire la réalité telle qu’elle est, et s’efface au profit de ses personnages (souvent des paysans). Ce qui le distingue des autres auteurs de l’époque. Il nous montre dans leurs occupations avec leurs qualités, leurs bizarreries, leurs divertissements souvent ingénus. Quand on prend connaissance de son œuvre, on ne peut que le considérer plus comme auteur dramatique et compositeur que trouvère. Malgré une courte vie, Adam d’Arras nous lègue une œuvre riche et variée: 

  • 15 rondeaux, 5 mollets, 1 ballade et 1 virelai à trois voix   
  • 36 chansons monodiques
  • 18 jeux partis qui sont des joutes poético-musicales monodiques, mettant aux prises deux personnages.
  • 3 jeux qui sont des textes où alternent vers et chansons, et qui ont fait la célébrité de l’auteur :
  • Le jeu d’Adam ou de la feuillée
  • Le jeu de Pélérin (1276)
  • Le jeu de Robin et Marion  

Le Congé (Li congiés Adan) 1269:

Le Congé est une poésie lyrique genre musical né à Arras au début du 13e siècle dont l’objet est de parler de cette ville, de ses habitants et de ceux qui détiennent le pouvoir. Il est composé à l’occasion d’une séparation. Son auteur s’adresse à la première personne aux êtres chers, tout comme à ceux qu’ils méprisent pour leur dire adieu. Il est courtois envers les premiers et satirique envers les seconds.

Alors qu’il avait interrompu ses études pour se marier, l’auteur projette de  les reprendre à Paris. Sa femme (Marie) l’y encourage, bien qu’ils doivent pour cela se séparer pour quelques années. Son père et bien d’autres personnes de son entourage et d’Arras s’y opposent. Avant de partir, il tient dans « Le Congé » à exprimer à Marie sa femme sa grande reconnaissance et l’amour qu’il lui voue toujours. C’est aussi un salut, une révérence à ses amis qui l’ont soutenu, jusqu’à cotiser pour qu’il puisse continuer ses études. Il exprime ainsi sa tristesse de les quitter. Le Congé c’est aussi une satire à l’endroit de  la société d’Arras sa ville, dont il se moque avec beaucoup d’ironie.

Extraits du Congé:

 Comment que men tans aie usé,

M’a me conscienche acusé
Et toudis loé le meilleur;
Et tant le m’a dit et rusé
Que j’ai tout soulas refusé
Pour tendre a venir a honnour.
Mais le tans que j’ai perdu plour,
Las!…

Arras, Arras! vile de plait
Et de haïne et de detrait,
Qui soliés estre si nobile,
On va disant c’on vous refait!
Mais se Diex le bien n’i ratrait,
Je ne voi qui vous reconcile…

Encor soit Arras fourmenés,
Si [i] a il des bons remés
A cui je voeil prendre congiet,
Qui mains grans reviaus ont menés
Et souvent biaus mengiers donnés,
Dont li usages bien dechiet;…

Puis que che vient au congié prendre,
Je doi premierement descendre
A cheus que plus a envis lais.
Aler voeil mon tans miex despendre,
Nature n’est mais en moi tendre
Pour faire cans ne sons ne lais… 
 

Adieu, Amours! tres douche vie,
Li plus joieuse et li plus lie
Qui puist estre fors paradis!
Vous m’avés bien fait en partie.
Se vous m’ostastes de cle[r]gie,
Je l’ai par vous ore repris;
Car j’ai en vous le voloir pris… 
 

Bele, tres douche amie chiere !
Je ne puis faire bele chiere,
Car plus dolans de vous me part
Que de rien que je laisse arriere.
De mon cuer serés tresoriere
Et li cors ira d’autre part
Aprendre et querre engien et art… 
 

Congié demant de cuer dolant
Au milleur et au plus vaillant
D’Arras et tout le plus loial,
Symon Esturion, avant,
Sage, debonnaire et souffrant,
Large en ostel, preu au cheval,… 
 

Bien doi avoir en ramenbranche
.II. freres en cui j’ai fianche,
Signeur Baude et signeur Robert
Le Nommant; car il m’ont d’enfanche
Nourri et fait mainte honnestanche;…
 

Sires Pierres Pouchins, biaus sire!
Je ne doi mie estre sans ire
Quant de vous partir me couvient,
Tant m’avés fait! Diex le vous mire,…
 

Puis c’aler doi hors de men lieu,
Hauiel, Robert Nasart, adieu!
Gilles Li Peres, Jehans Joie,
Au jouster n’estes mie eskieu:
De bos avés fait maint alieu
Et maint biau drap d’or et de soie…
 

A tous ceus d’Arras en le fin
Pren congié pour che que mains fin
Ne me cuident de cuer vers eux.
Mais il i a maint faus devin
Qui ont parlé de men couvin,
Dont je ferai chascun hontex;…
 

Jeu de la Feuillée (ou jeu d’Adam) 1276:

C’est une pièce de théâtre comique, une farce, une satire qui cible des personnes d’Arras. Une oeurvre avec des intermèdes musicaux, qui va marquer la fin du théâtre sacré, des miracles et des mystères où les thèmes sont d’ordre religieux. En ce sens elle est la première pièce d’essence laïque ou profane française, avec en sus l’introduction du jeu une nouveauté.

Dans cette comédie de mœurs, l’auteur met en scène sa propre histoire dans laquelle il occupe d’ailleurs le premier rôle. Santé et  maladie, enchantement et désenchantement, religion et féeries…sont mis en opposition. Ils ne se gênent pas à nommer en toutes lettres les Arrageois, qu’ils soient riches, bourgeois, hommes ou femmes. L’auteur veut quitter Arras, une ville commerçante entre les mains d’une bourgeoisie naissante et dans laquelle il se sent captif, pour étudier à Paris. Son père et ses amis veulent l’en empêcher. Alors avant de partir il rassemble dans cette pièce un moine, une douce dame, des  fées, quelques voisins, son père, un médecin, lui-même déguisé en clerc et… un fou. Il s’adresse à tout ce beau monde qui s’oppose à ses desseins, avec beaucoup de rancœur, lors d’une représentation publique le 3 juin 1276. Il dénonce les vices et les mesquineries des gens d’Arras, se moque de la laideur de sa femme, de l’avarice de son père qui refuse de l’aider. La folie, celle des hommes et des femmes, des bourgeois et des clercs… y est très présente. Comme si la feuillée ce n’est pas seulement la loge de verdure de la statue de  la Vierge au marché d’Arras, où sont invités ses personnages, mais aussi la folie elle-même.

La pièce commence avec l’apparition d’Adam (déguisé en clerc), pour annoncer son intention de quitter sa femme et la ville pour étudier à Paris.

Riquesse Auris : Qu’y feras-tu,  jamais bon clerc ne quitta Arras?   

Gillos : Et que deviendra Marie?

Adam : Elle restera avec mon père

Gillos : Elle vous suivra ; on ne peut séparer ceux que l’Eglise a unis

Adam : Vous parlez à merveille ; mais comment n’aurais-je pas été séduit ?…

Et comme pour montrer qu’il l’aime et qu’il s’en va juste à cause des études, il dresse un tableau élogieux des charmes de sa femme. Il raconte même comment il a été séduit puis rassasié. 

A la demande d’argent, Henri le père réplique :

Il ne peut en donner, il est vieux et malade

Ce à quoi répond le médecin :

De la maladie qu’on nomme l’avarice; il en est bien d’autres qui sont atteints de la même infirmité.

Le Jeu de Robin et de Marion (Li Jus de Robin et Marion) vers 1285:

Cette pièce d’un genre dramatique, est une pastourelle (qui développe un thème de pastourelle) dans laquelle sont représentés un chevalier, une bergère et des bergers. Elle serait écrite à  la demande de Charles 1er d’Anjou afin de distraire la cour. Il y  introduit des chansons et des morceaux de musique, ce qui en fait sans doute la première du théâtre musical d’Europe, le premier opéra tragi-comique français. Elle exprime une certaine nostalgie au moment où l’auteur, Charles d’Anjou et son entourage sont isolés dans la cour et menacés après le soulèvement sicilien. Le jeu de Robin et Marion les emmène loin en milieu rural, dans un village presque irréel qui baigne dans la paix et la gaieté et où le sentiment amoureux est pur. 

L’auteur met en scène une dizaine de personnages (Robin un berger, Marion une bergère, un chevalier, une bergère et six bergers). C’est la rencontre d’un chevalier (Aubert), qui croit que grâce à son rang dans la société rien ne doit lui résister, et d’une humble bergère en train de chanter. Aubert lui fait des avances. Son discours, qui contraste avec celui de l’amour courtois en vogue, est exploité avec humour par l’auteur. Eprise d’un berger (Robin), la jeune fille embarrassée le repousse avec plus ou moins de tact. Robin arrive à son secours mais il est battu par le chevalier, qui enlève la bergère. L’amant fait appel à ses amis bergers, le courtisan relâche la fille. Tout est bien qui finit bien puisque Marion et Robin se marient, et tout le village festoie dans une grande gaieté avec des  jeux, des chants, des danses et même un festin sur l’herbe. 

Extraits (traduit du vieux français) du jeu de Robin et de Marion :

Marion

Robin m’aime, Robin m’a ;
Robin m’a demandée, et il m’aura.
Robin m’a acheté une tunique
D’écarlate bonne et belle,
Un jupon et une ceinture.
A leur i va !
Robin m’aime, Robin m’a ;
Robin m’a demandée, et il m’aura… 

Le chevalier
Bergère, Dieu vous donne bonne journée !

Marion
Dieu vous garde, seigneur !

Le chevalier
De grâce,
Douce pucelle, contez-moi donc
Pourquoi cette chanson vous chantez
Avec autant de plaisir et si souvent

Marion
Beau seigneur, j’en ai toutes les raisons ;
Car j’aime Robinet, et lui m’aime,
Et, très bien m’a-t-il montré que chère je lui suis.
Il m’a donné ce panier,
Cette houlette et ce couteau…
 

Le chevalier
Dites moi donc, douce bergerette,
Aimeriez-vous un chevalier ?

Marion
En arrière, beau seigneur.
Je ne sais ce que sont les chevaliers.
De tous les hommes au monde,
Je n’aimerai que Robin.
Chaque jour, soir et matin
Il vient toujours me voir,
Et m’apporte de son fromage.
J’en ai encore dans mon corsage,
Ainsi qu’un grand morceau de pain
Qu’il m’apporta ce midi…
 

Le chevalier
Bergère devenez mon amie,
Et faites comme je vous prie
.

Marion
Seigneur, écartez-vous de moi :
Il n’est pas convenable que vous restiez.
Peu s’en faut que votre cheval ne me bouscule
Comment vous appelle-t-on ?…
 

Le chevalier
Croiriez-vous déroger avec moi,
Pour repousser si vivement ma prière?
Chevalier je suis et vous bergère.

Marion
Je ne vous aimerai pas pour autant.
Petite bergère je suis, mais j’ai
Un bel ami, charmant et gai.

Du roi de Sicile (1282):

Il écrit ce poème qui a plutôt les allures d’une chanson de geste, pour vouer les mérites de Charles d’Anjou, le roi de Naples. Il donne la preuve de son dévouement à celui qui l’a reçu dans sa cour, en rapportant ses exploits. Il décrit ses qualités qui font que selon lui, il surpasse tous ses frères y comprit  le grand Saint Louis avec lequel il a participé aux deux dernières croisades. On peut penser aussi que cet éloge est subjectif, étant donnés les sentiments d’amitié qui le liaient au monarque sicilien, chez qui il a passé  plusieurs années. Il raconte aussi les circonstances de la conquête du royaume de Naples, le mariage du roi avec Béatrice d’Anjou et  l’insurrection de Marseille…

Extraits du roi de Sicile (traduit du vieux français): 

  1. I. Il faut regretter – c’est une honte pour les bons trouvères –
    Qu’un bon sujet soit conté à l’envers ;
    Car mieux on s’y connaît, plus on doit faire effort
    Pour mettre en ordre ce qui est le plus digne des cours ;
    Ce n’est pas celui qui améliore les strophes qui agit mal,
    Mais celui qui les invente sans en savoir les règles.
    Ce serait grand dommage, bêtise et folie
    Si un si beau sujet, dont je ne me lasserai pas,
    Demeurait comme il est, mal rimé à jamais.
    Le sujet, c’est Dieu et les armes et les amours,
    Le prince le plus brillant pour sa bravoure et ses mœurs…
     
  1. II.Vaillance avait bien sa place chez lui,
    Car il était d’une nature on ne peut plus rare
    En beauté et en force, en noblesse et distinction.
    Il était le dernier de quatre frères qu’il me faut décrire.
    Le premier était Louis, le roi de Saint-Denis,
    Celui qui tant aima et glorifia la Sainte Église,
    Par qui Damiette fut conquise sur les Sarrasins ;
    Les autres le vaillant comte d’Artois qui fut à cette conquête,
    Et le comte de Poitiers ; mais lui, à bien les considérer,
    Les dépassait par ses entreprises, ses exploits et sa gloire…
     
  1. III.Et outre qu’il avait le cœur et le corps d’un brave,
    Nul ne vit jamais prince plus loyal que lui
    Ni compagnon plus généreux
    Ni qui honorât les dames d’un amour plus profond.
    Et on le vit bien en maints pays :
    Pour elles il usa chevaux, pourpre et soie.
    Jeunesse après lui s’est toute dégradée,
    Elle n’est plus que rapine, les gens n’ont pas de soutien.
    Mais si Charles vivait encore au royaume de France,
    On trouverait encore Roland et Perceval…,
     
  1. IV.Vous m’avez entendu parler de sa valeur en général,
    Elle va vous être à l’instant détaillée
    Et, depuis sa naissance, déroulée en bon ordre.
    Son éloge est si beau et si bien fondé
    Qu’il doit chasser d’un cœur bas la bassesse,
    Pousser aux armes tout chevalier
    Et soulever de joie cœur d’amant et d’amante.
    Je ne sais quels jongleurs l’avaient mis en pièces,
    Mais moi, Adam d’Arras, je l’ai tout restauré…
    Et pour qu’on ne se trompe pas sur moi,
    On m’appelle Bossu, mais je ne le suis pas !…
     
  1. V.Charles le noble fut le plus jeune fils de son père,
    Mais comme avril et mai sont entre tous les mois
    Beaux et doux et aimables,
    Charles fut le plus gracieux et le plus royal.
    Ils furent tous fils de roi, Charles mieux que les autres !
    Car au jour de sa naissance son père était déjà
    A la tête du royaume, élu et sacré :
    Il ne l’était pas quand il eut ses trois premiers fils…
         

             VI.… La quatrième, qui n’était pas encore mariée,

            Ne se serait jamais rassasiée d’entendre louer Charles
Et elle a pris tant de plaisir à écouter
Qu’elle se sent comme envoûtée,
Le cœur joyeux, l’œil rieur, la pensée ailée.
Et Amour, qui trouva la porte ouverte,
Entra d’un bond ; alors elle fut enflammée de son amour.

           VII.Alors elle ne fut pas en paix avant d’avoir vu Charles,
Car Amour et Désir la poussaient à savoir
Si la personne était à la hauteur de la réputation.
Et quand elle eut vu son allure et sa prestance,
Alors elle connut d’Amour des tourments plus cruels..

  1. VIII.La nouvelle s’était déjà répandue partout,
    Disant quel cœur, quelle force, quelle valeur
    Avait le frère du roi, rien qu’à le voir.
    Nature faisait redouter de tous sa personne
    Avant même qu’on ne connût sa bravoure.
    Quand il eut longuement étudié la lettre,
    Il vit que la demoiselle voulait être sa dame.
    Amour entre dans son cœur, il est tout retourné,
    Il frémit de désir et se remplit d’espoir…

             X.Alors qui aurait vu Charles revenir dans la joie

  1. Et tous deux doucement s’apprivoiser,
    Échanger de beaux propos, lancer de doux regards,
    A la fin des fins s’embrasser et se donner des baisers,
    Promettre et engager le reste
    Par promesse de mariage et par serment,
    Aurait pu guérir même d’une maladie mortelle !…

             X.Au temps où Charles fit ce premier exploit,

  1. Il n’était pas chevalier et n’avait pas de terres ;
    Mais son frère, le roi, lui fit l’honneur
    De lui donner bientôt le comté d’Anjou
    Comme un domaine pour lequel il lui devait l’hommage,
    Et il fit de lui un chevalier qui ensuite se donna
    De tout cœur aux armes pour multiplier les exploits.
    Et en outre, il avait le cœur si généreux
    Et des façons si bonnes, si belles et si sages
    Qu’on ne savait personne de son âge qui fût son égal..

              XI.Sous les armes il avait une si belle allure,

  1. Il était plus vif et ramassé qu’un oiseau sous ses plumes
    Et plus assuré sur son cheval qu’une tour de château.
    S’il participait à des tournois ou autres joutes,
    Gardant le corps bien droit, les jambes agiles,
    Il fonçait en piquant plus vite qu’une hirondelle
    Si près qu’il éraflait harnais et bourrelets..

             XII.Il n’aurait jamais voulu défendre ou interdire

  1. Fêtes, tournois ou jeux ; il les faisait organiser,
    Faisait se réjouir les ménestrels, crier et hurler les hérauts.
    Même les paysans aimaient l’avoir chez eux,
    Et maintenant chacun veut interdire et supprimer les fêtes !
    Grâce à lui, Amour était roi, lui qui ne sait où aller :
    Si on aimait d’amour aussi noblement que lui,
    Le monde serait bon et moins dur pour tous ;…

 Jeu du Pèlerin (Lecture de la Pilgrim) vers 1286:

C’est semble t-il la dernière œuvre du poète. Ecrite lors d’un bref  retour à Arras et avant de repartir à Naples pour y mourir, cette courte comédie de mœurs se moque de ses amis pour l’oublier. Il fait part de son séjour en Italie, et de l’accueil chaleureux que le comte d’Artois et de Charles d’Anjou lui ont réservé. Il fait également mention de ses voyages et pérégrinations en Orient. Il se présente comme maître Adam généreux et possesseur de toutes les vertus, estimé et honoré à la cour de Naples.   

Jeux- partis : 

Quelques extraits :

Adam à sire Jehan (Bretel) : Pour un loyal amant, est-ce le bien qui domine en amour? est-ce le mal ?

Adam à sire Jehan (Brbtel) : En loyal amant, que préféreriez-vous, être favorisé par l’amour contre votre dame, ou par votre dame contre Tamour ?

Adam à SniE (Jehan Bretel) : Un amant, aprâs avoir fidèlement aimé sa dame pendant sept ans, sans en avoir reçu merci, peut-il l’abandonner et chercher consolation auprès d’une autre?

Adam à SmE (Jehan Bretel) : Que doit craindre le plus un amant sage, ou de voir sa prière repoussée par la dame qu’il aime, ou de perdre son amour quand il l’a obtenu ?

Adam à sire Jehan (Bretel) : Veuillez me dire, vous qui savez si bien l’amour, en quoi, pourquoi et comment vous le servez?

Adam i Rogier : Je suppose que vous aimiez ma femme et moi la vôtre ; mais nous n’en sommes pas aimés. Voudriez-vous qu’en allant plus avant, je fusse accueilli par la vôtre et vous par la mienne ?

Adam à Jkhan BurrfcL : Lequel doit plaire le plus à sa dame, celui qui fait ostentation de son amour devant tout le monde, ou celui qui se laisserait plutôt mourir que de Cure voir son affection?

Hommages au trouvère:

  • Une rue porte son nom à Arras sa ville natale.
  • Un collège d’Achicourt (Pas de Calais) porte son nom.
  • Dans le dessin animé de Disney « Robin des bois », le conteur de l’histoire (un coq aux belles couleurs) incarne un ménestrel qui n’est autre qu’Adam de la Halle

Ecrits sur Adam d’Arras :

  • La musique à Arras depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. Adolphe de Cardevacque 1885
  • Sur le Jeu de Robin et Marion d’Adam de la Halle (XIIIe siècle) Tiersot Julien 1897.
  • Essai sur la vie et les œuvres littéraires du trouvère Adan de Le Hale Guy Henri 1898
  • Sens et composition du « Jeu de la Feuillée ». Adler Alfred  1956.
  • La mort d’Adam le Bossu. Cartier Normand 1968.
  • La nature musicale du Jeu de Robin et Marion. Chailley Jacques 1950.
  • Adam de la Halle et ses Jeux chantés Maillard Jean 1956-1957
  • Adam de la Halle à la recherche de lui-même Jean Dufournet 2008

 

La cour d'amour d'Azalaïs

Arnaut de Mareuil (début 1150-1190)

Biographie :

                    Issu d’une famille noble mais fort humble, ce troubadour voit probablement le jour dans le château de Riberac (Village de Mareuil sur Belle en Dordogne). Il apprend les lettres et le latin mais ne va pas jusqu’au bout. Il se fait clerc un temps, mais se rend vite compte que cela ne lui correspond pas. Elégant et courtois il se lance sur les routes en tant que troubadour, un métier dans lequel il va exceller, pour y chercher par la même fortune. Il accompagne même pendant un temps Richard cœur de Lion dans ses aventures. Cela lui permet de se faire connaître un peu partout, et plus encore en chantant ou récitant ses vers avec une courtoisie et une élégance rarissime en ce temps. Il fait tout pour rencontrer Azalaïs de Burlatz (Béziers) la sœur du roi Louis VII, la fille de Raimond V (comte de Toulouse) et épouse de Roger II Taillefer (vicomte de Béziers) dont on dit qu’elle est d’une exceptionnelle beauté. Sa poésie qui a pour objet cette femme dont il est amoureux, séduit et se propage vite. Il est finalement accueilli à la cour, où il fait étalage de ses chansons d’amour dédiées à son hôtesse qui devient sa protectrice. Mais il suscite la jalousie du roi Alphonse II d’Aragon, non moins troubadour, et lui-même épris d’Azalaïs. Le malheureux est alors congédié, pour ne pas froisser le monarque. Il se rend à Montpellier où Guillaume VIII (seigneur de Montpellier 1 1157 – 1202) le prend sous sa coupe. Mais Arnaud reste inconsolable, joueur il est ruiné et devient pauvre. Il se réfugie à la fin de sa vie dans un monastère à Montpellier même, la mort de son ancienne protectrice en 1202  finit de l’achever.

Aujourd’hui encore se dresse le Pavillon d’Adélaïde, à l’entrée des gorges de l’Agout dans le village de Burlats (Midi-Pyrénée). C’est là que la comtesse Adelaïde ou Azalaïs délaissée par son mari, avait installé sa cour dite « Cour d’Amour » loin de son château seigneurial d’Albi dans le département du Tarn en région Midi-Pyrénées. Elle reçoit des troubadours, dont Arnaud de Mareuil, prélude à la naissance de l’Amour Courtois et surtout le roi d’Aragon.

Œuvres d’Arnaud de Mareuil :

Sur le plan littéraire son activité poétique, qui dure de 1180 à 1200, est peu abondante. Mais elle est d’une qualité qui va forcer l’admiration et influencer la littérature post-médiévale. Il est surtout l’inventeur de la sextine que Dante, Pétrarque et d’autres poètes même contemporains adopteront. C’est un modèle littéraire dans lequel notamment les mots à rime sont les mêmes, mais reviennent alternativement dans un ordre différent. Sa poésie lyrique en occitan nous rappelle à bien des égards son prédécesseur le célèbre troubadour Guillaume IX d’Aquitaine, l’inventeur de la littérature courtoise. Douce et sentimentale elle nous renseigne aussi sur les mœurs de son temps, puisqu’il nous laisse quelques poèmes érotiques.  Il se distingue par ailleurs comme musicien et compositeur. A ce sujet il avait comme chanteur (cantaire) le célèbre jongleur Pistoleta, qui a apporté ses chansons d’un château à un autre et d’un village à un autre.

Le poète, musicien et compositeur nous laisse une œuvre charmante et mélancolique : cinq saluts, vingt cinq chansons et un ensenhamen. Une œuvre qui loue avant tout la beauté et les qualités d’une seule femme, ce qui est rare chez les troubadours.

Les saluts d’amour au nombre de cinq

Arnaud de Mareuil est considéré comme le maître incontesté de ce genre courtois. Ces épîtres (missives) en vers, écrites pour être lues ou récitées devant un auditoire, sont touchantes et d’une qualité romanesque exceptionnelle. Cela ne peut qu’être l’œuvre d’un amoureux passionné qui déclare sa flamme à la comtesse aux yeux de violette qu’il aime. C’est pourquoi ses plaintes sont sincères, et le portrait qu’il fait  d’Adelaïde la comtesse Burlatz est remarquable.

L’épître commence toujours par un salut et des formules de politesse, il finit de la même façon et une réponse est demandée. L’auteur-amant fait part de ses délicieuses insomnies amoureuses et tribulations nocturnes certainement pour émouvoir qui alternent avec de brefs rêves érotiques qu’ils dont il dit « Je n’échangerais pas cette illusion contre une seigneurie. » Ils n’hésitent pas non plus à implorer les faveurs de la comtesse aux yeux de violette qui est tantôt « soleil de mars », tantôt « rose de mai », une autre fois « ombre d’été »… selon les règles de conduite courtoises. Dans ces saluts d’amour, l’influence des poètes latins de l’antiquité Ovide et Virgile est bien visible. Un des saluts dont voici un extrait « Je ferme les yeux et soupire et m’endors en soupirant. Alors mon esprit s’en va tout droit vers vous, ma Dame, qu’il languit de voir. Comme je le désire moi-même, nuit et jour, chaque fois que j’y songe il vous fait à son gré la cour, vous serrant dans ses bras et vous couvrant de baisers et de caresses… », finit par la célèbre citation virgilienne « omnia vinc it amor » (l’amour triomphe de tout). 

Autres extraits:

Il me plaît de sentir l’haleine du vent

En avril, avant que mai n’arrive,

Et que tout au long de la nuit sereine

Chantent le rossignol et le geai…

 

Vous me tourmentez  tant madame, vous et amour,

Que je n’ose vous aimer ni ne puis y renoncer,

L’un me poursuit, l’autre me fait arrêter ;

L’un m’enhardit, l’autre me fait craindre…

Et le visage doux que vous savez tellement ma faire,

Me font tellement vous désirer et convoiter

Et j’agis en fou car je ne sais me séparer de vous…

 

L’allégresse  vient à moi

 Quand les parfums de la brise

Envahissent mon cœur

Elle est plus blanche qu’Hélène

Plus jolie qu’une fleur qui naît,

 Elle est riche, et courtoise,

Cœur pur sans méchanceté,

Nulle part n’est sa pareille…

Ensenhamen (enseignement)

Les ensenhamen sont des livres de conduite qui ont été écrits à l’époque. Ils touchent plusieurs domaines dont l’esprit chevaleresque, la morale sexuelle, les bonnes manières à table… Celui d’Arnaut de Mareuil touche spécialement au domaine dans lequel il excelle : la courtoisie. C’est un petit poème didactique moralisateur écrit en vers et rimes plates, un véritable guide ou code  de  conduite  morale et courtoise à l’adresse des nobles, des bourgeois et des clercs. C’est un véritable enseignement sur leurs devoirs, et surtout sur la courtoisie comme s’il en était le maître.  

Ecrits sur l’auteur :

  • Les poésies lyriques du troubadour Arnaut de Mareuil, Ronald Carlyle Johnston (1935)
  • Les saluts d amour du troubadour Arnaud de Mareuil, Pierre Bec. (1961)
  • Arnaut de Mareuil, L’ensenhamen, Romania 90 (1969)
  • Terre des Troubadours, Gérard Zuchetto (1996)
  • Le Livre d’or des Troubadours, Gérard Zuchetto et Jörn Gruber (1998)

 

Jean de Joinville remet son manuscrit à louis X

Jean (Johan), sire de Joinville (1224 à 1225 – 1317):

Biographie :

Connu surtout pour être le biographe du roi Louis IX, Jean de  Joinville naît d’une famille de la noblesse champenoise entre 1224 et 1225. Il est le neuvième seigneur de Joinville. Il  n’a que huit ans quand son père Simon de Joinville décède. Il reste seul avec sa mère Béatrice d’Auxonne (fille d’Etienne II comte de Bourgogne), avant d’être admis à la cour de Thibaut IV (comte de Champagne et célèbre trouvère). Il y reçoit une éducation et une instruction dignes des jeunes nobles de l’époque, courtoise et chevaleresque. Il hérite de son père le titre de sénéchal près de ce même comte. Il participe en 1248 à la septième croisade, plus pour ne pas faillir à la tradition familiale que par conviction religieuse. C’est là qu’il aurait rencontré pour la première fois Louis IX (initiateur de la croisade et futur Saint Louis), événement qui va changer sa vie puisqu’il en devient l’ami et  le conseiller. Une relation qui se renforce avec leur captivité en Orient, quand ils sont faits prisonniers lors de la défaite de Damiette (Egypte) en 1250. La compagnie du roi le transforme radicalement jusqu’à devenir crédule et superstitieux, lui qui aimait le bon vin et s’adonnait aux vices. C’est lui qui négocie avec les templiers la rançon exigée pour leur libération en 1252. De retour à Paris il est souvent présent à la cour assis à côté du roi, en homme désormais pieux et plus admirateur sincère que courtisan du  monarque. Il y tient une place privilégiée comme confident, à tel point que c’est lui qui est chargé de négocier le mariage de la fille de saint Louis (Isabelle) avec le tout jeune Thibaut V (roi de Navarre). Pourtant Joinville refuse de prendre part avec Louis IX à la huitième croisade qu’il désapprouve. Une croisade qui allait être d’ailleurs fatale au roi, puisqu’il y laissera sa vie (25 août 1270 à Tunis). Il s’expliquera en écrivant « Je leur disais ainsi que, si je voulais œuvre selon la volonté de Dieu, je resterais ici pour aider mon peuple et le défendre ; si j’exposais ma personne aux hasards du pèlerinage de la croix, quand je voyais bien clairement que ce serait au mal et au détriment de mes hommes, j’en susciterais la colère de Dieu, qui exposa son corps pour sauver son peuple. » En 1303 il entreprend d’écrire ses mémoires pour répondre aux supplications de Jeanne de Navarre, reine de France, de faire un livre des saintes paroles et des bons faits du Saint roi Louis. Il le fait peut-être un peu par rapport au roi Philippe le Bel, pour lequel il éprouve de la répugnance. Il ne partage point ses pratiques politiques, et lui reproche de s’être éloigné de la ligne de conduite de son prédécesseur Louis IX. La rêne meurt le 2 avril 1305, quatre ans avant que Joinville ne finisse la rédaction de l’ouvrage (1309). Celui-ci est alors dédicacé à son fils Louis X de France (ou Louis le Hutin), futur  roi de France. Lorsque la papauté mène une enquête pour la canonisation de Louis IX (prononcée par Boniface VIII), c’est à lui que les enquêteurs font appel en tant que témoin privilégié de sa vie, confident et conseiller. Il rapporte notamment que l’écuyer du riche homme sire Gragonès est tombé du navire pendant le retour vers les côtes de Provence. Il ne lui restait qu’à prier la Vierge Marie pour son salut. Un miracle selon Joinville se produisit pour son sauvetage. Sans rien tenter, le naufragé s’est retrouvé dans la galère royale qui revenait de la septième croisade. C’est grâce à ce témoignage que Louis IX devient Saint Louis en 1297.

Jean de Joinville meurt le 24 décembre 1317, quarante sept ans après Saint Louis. Pour avoir vécu 93 ans, ce qui exceptionnel pour l’époque, il a vu régner pas moins de six rois : Louis VIII, Louis IX, Philippe III, Philippe IV, Louis X et Philippe V. Son corps repose dans la chapelle Saint-Joseph de l’église Saint-Laurent du château de Joinville.

Œuvres de Jean de Joinville:

Mémoires du sire de Joinville ou  Histoires des faits de notre saint roi Louis:

L’auteur entreprend d’écrire ses mémoires en 1305 (1305 à 1309), en utilisant une langue qu’on peut situer entre le Lorrain et celui d’Ile de France, comme le ferait un chroniqueur. Écrite dans un style simple, l’œuvre est considérée comme l’une des plus anciennes en prose française. Elle est le travail d’une personne qui a une connaissance quasi parfaite du monarque, dont elle est témoin de son règne et de  la vie quotidienne dans la cour. Si le but est clair dès le départ, faire du roi aux vertus incontestées un modèle et un exemple pour  ses successeurs, Joinville fait preuve d’objectivité puisqu’il n’est pas seulement élogieux. La sincérité dans le compte rendu des faits, donne à l’œuvre une valeur historique incontestable. Le récit est tellement objectif que l’on dit que quiconque n’a pas lu Joinville ne connait ni Saint Louis ni le XIIIe siècle. Ces mémoires font de Louis IX  le roi de France le plus connu, et enrichissent la langue française d’un bon nombre de tournures particulières qui seront  utilisées par toutes les générations à venir.

L’auteur commence son récit par une biographie de Louis IX. Il rapporte ses saintes paroles, et le présente comme très pieux, généreux, sobre, juste et proche de son peuple. Les bons enseignements du saint roi occupent une bonne place. Selon lui le roi se comportait comme un prédicateur, puisque ses paroles porteuses de messages moraux et religieux étaient destinées à renforcer la foi de ses interlocuteurs. Il apporte également un éclairage sur l’exercice du pouvoir et les devoirs de la royauté, tels qu’il les concevait et les exauçait.

Les faits rapportés n’épargnent ni le roi ni le clergé, quand il considère qu’ils ont failli. Il reproche entre autres au roi son insensibilité à l’égard de la reine, ses colères, ses réactions disproportionnées lors de deuils, sa foi enflammée et à la limite du fanatisme…

Il nous raconte dans une seconde partie bien plus longue les faits d’armes du roi, puisqu’il était aussi guerrier. La 7eme croisade d’abord à  laquelle il a participée, mais sans jamais faire part de ses motivations. On sait qu’elles n’étaient pas d’ordre  religieux puisqu’à l’époque Joinville n’était pas encore porté sur la piété, et c’est peut-être cela qui le gênait d’en parler. Le séjour en Egypte (croisade), les hauts faits du roi et de ses chevaliers et sa captivité avec le souverain occupent une bonne partie du récit. Il n’omet pas de relever le courage de la reine pendant tout ce temps, qui a assumé la responsabilité de la poursuite de l’expédition au printemps 1250.

La 8eme croisade à laquelle il n’a pas prit part, et au cours de  laquelle Louis IX est décédé, nous est rapportée grâce au concours de Pierre comte d’Alençon et 5eme fils du roi. Ces deux expéditions et surtout sa mort pour la chrétienté, ont élevé son prestige que les capétiens ont voulu exploiter à travers l’œuvre de Joinville. Notons enfin que Jean de  Joinville fait également une part  belle à sa personne dans son récit. Il nous fait part de ses combats en Orient et ses blessures, ses actions, ses contributions…nous renseignant  ainsi sur les manières de penser, de sentir et d’être d’un homme de cette époque.

Voici un extrait de la dédicace de Joinville en remettant le livre au roi Louis X : «  Au nom de Dieu tout puissant, moi Jean, sire de Joinville, sénéchal de Champagne, fais écrire la vie de notre saint roi Louis IX, ce que j’ai vu et entendu pendant l’espace de six ans au cours desquels je me suis trouvé en sa compagnie au pèlerinage d’outre-mer et après notre retour. Et avant de vous raconter ses hauts faits et sa conduite de chevalier, je vous raconterai ce que j’ai vu et entendu de ses saintes paroles et de ses bons enseignements, afin qu’on puisse les trouver les uns après les autres pour l’édification de ceux qui les entendront… »

Il est clair compte tenu du titre réel « Le Livre des saintes paroles et des bons faits de notre roi Saint Louis » et de cette dédicace, que de Joinville espère bien que le jeune roi va prendre exemple de son grand-père Saint Louis.

Le Credo ou Li romans as ymages des poinz de nostre foi:

On a aussi de Joinville un Credo écrit en 1250 à Acre (Syrie), juste après son retour de captivité, et refait en 1287. Ecrit en prose, il s’agit d’un petit manuel destiné aux fidèles pour leur procurer le salut des âmes. Pour ramener les gens à la foi, il tente de révéler la vérité en s’appuyant sur les prophéties et l’ancien testament avec des images à l’appui. La profondeur de sa foi, qui reste cependant assez loin du fanatisme affiché par son suzerain, est bien affirmé dans ce petit ouvrage. Il y fait une exposition (présence de miniatures), commente et explique  les symboles (Credo) des apôtres. C’est une profession de foi chrétienne dont « je crois en Dieu, le Père tout-puissant, et en Jésus-Christ, son Fils unique, notre Seigneur, qui est né su Saint-Esprit et de la Vierge Marie… »

La lettre au roi Louis X (1315 :

La lettre que de Joinville  adressé à Louis X en 1315 n’est pas également sans intérêt. Alors âgé de 90 ans il reçoit de son suzerain une convocation, au même titre que tous les barons, pour une expédition punitive contre le comte de Flandre qui refuse de prêter l’hommage qu’il doit à son roi. Dans sa  réponse écrite en prose le 8 juin 1315, Jean explique que son âge ne lui permettra pas d’arriver à temps, mais qu’il allait s’y rendre…La lettre originale est conservée au département des manuscrits occidentaux de la Bibliothèque nationale

Epitaphe à son bisaïeule Geoffroi de Joinville (1311) :

Bien curieuse et longue inscription, gravée sur une pierre à côté du tombeau du défunt à l’abbaye de Clairvaux. Il retrace également la généalogie des seigneurs de sa famille. C’est comme un hommage à Geoffroy III, sénéchal du comte Henri le Libérateur, premier prince de Joinville à s’être distingué en croisade.

Hommages :

Sur sa tombe est gravé au XVIIe siècle l’inscription « ingenium (intelligence), candidum (loyal, droit, honnête), affabile (affable) et amabile (aimable) »

Jean de Joinville figurent parmi les 86 statues des Hommes illustres ou Hommes célèbres de France, installées en 1850 autour de la cour Napoléon du Palais du Louvre.

Autre hommage, une statue de bronze est élevée en 1861 à Joinville, sa ville natale.

Quelques écrits sur Joinville :

« Essai sur l’histoire de la généalogie des sires de Joinville (1008-1386) accompagné de chartes », Jules Simonnet 1875.

« Essai sur l’histoire de la généalogie des sires de Joinville (1008-1386) accompagné de chartes »,  Jules Simonnet 1875.

« Jean de Joinville et les seigneurs de Joinville »,  H. F. Delaborde 1894.

« Jean, sire de Joinville », dans Histoire littéraire de la France, Paris 1898.

« Le Credo de Joinville », dans « La vie en France au Moyen Âge », Langlois 1928

« Les seigneurs de Joinville, Humblot 1964.

« Joinville’s Histoire de saint Louis », Billson 1980.

« Joinville, historien de la Croisade ? », dans Les champenois et la Croisade », Strubel 1989.

« Etude des mentalités médiévales », Menard 1989.

« Joinville et l’Orient », L’écrit dans la société médiévale, J. Monfrin 1991

« La méthode historique de Joinville et la réécriture des Grandes chroniques de France » , Boutet 1998.

« Armorial et généalogie des seigneurs et des princes de Joinville et autres Joinvillois », François Membre 2012.